Jean Starobinski: La beauté du monde. La littérature et les arts

La prestigieuse collection Quarto (Gallimard) compte désormais le célèbre critique littéraire Jean Starobinski parmi ses auteurs. La beauté du monde, anthologie d’études dirigée par Martin Rueff, permet de mesurer pleinement la richesse et la diversité de l’œuvre du spécialiste de Jean-Jacques Rousseau.

En 1964, dans un célèbre article intitulé « Contre l’interprétation », l’essayiste américaine Susan Sontag invitait à un renouvellement de l’herméneutique, soit l’art d’interpréter les textes. Exigeant de la part des critiques d’être attentifs à la forme des œuvres ainsi que de mettre en valeur leur puissance esthétique au lieu de s’efforcer d’y chercher arbitrairement un contenu « latent », elle concluait son essai par une formule qui a fait date : « à la place d’une herméneutique, nous avons besoin d’une érotique de l’art »[i]. L’œuvre critique de Jean Starobinski compte parmi les entreprises herméneutiques de la seconde moitié du XXème siècle qui auront su le mieux répondre à cet appel lancé outre-Atlantique, d’ailleurs sans l’avoir attendu pour se plier à la double exigence énoncée : depuis La transparence et l’obstacle (1958), si ce n’est avant, l’herméneutique starobinskienne témoigne d’une attention soutenue aux spécificités stylistiques et formelles des textes et se fonde sur un rapport à l’œuvre que l’on peut qualifier d’ « érotique » pour autant que l’on dépouille l’adjectif de ses connotations sulfureuses. En effet, rien n’est plus étranger à la démarche interprétative de celui qui, des années durant, enseigna la littérature française à l’Université de Genève, que la recherche de l’interprétation ostentatoirement scandaleuse ; au contraire, celle-là est mue par un amour et un respect profonds de l’œuvre étudiée, qu’elle vise à « faire mieux comprendre »[ii] et donc à faire apprécier, suivant en cela l’adage attribué à Léonard de Vinci : « plus on connaît, plus on aime ». Si bien que « respecter et faire aimer » pourrait être la devise de l’herméneute : chez Starobinski, éthique et érotique font bon ménage.

La beauté du monde, anthologie d’essais publiés entre les années 1940 et la première décennie du XXIème siècle, en apporte une nouvelle fois la preuve. Réunissant « un ensemble d’études vouées à célébrer les expressions artistiques par lesquelles les hommes scellent leur pacte avec la beauté du monde, se nourrissent d’elles et la rehaussent »[iii], l’ouvrage paru chez Gallimard au mois de juin s’ouvre sur l’essai qui lui donne son titre, « La littérature et la beauté du monde ». Le critique y analyse, telle qu’elle s’exprime chez Proust, l’« exigence éthique » impliquée dans la relation à la beauté dont il retrace par la suite la généalogie littéraire à travers des textes de Ronsard, Shakespeare et Goethe. Car Jean Starobinski sait très bien que les œuvres ne viennent jamais seules et qu’elles portent toujours en elles une mémoire qui peut – et c’est surtout à elle qu’il s’intéresse – être littéraire. En cela, le critique pourrait faire sienne, mais dans un sens moins ouvertement politique, la célèbre formule marxiste : « historicisez toujours ! ». C’est d’ailleurs sur cette voie que nous engage l’article qui clôt le recueil, « Le texte et l’interprète », sorte de discours de la méthode de l’herméneute. Jean Starobinksi y affirme la nécessité de reconnaître l’œuvre « dans sa singularité », notamment en la situant dans son contexte de production, avant d’engager toute démarche interprétative. La justesse et la fertilité de celle-ci dépendra du respect de la différence « entre notre propre identité et celle de l’objet étudié » : « il n’y a d’adhésion par la connaissance qu’au prix d’une dualité première éprouvée, puis surmontée », note le critique. Aussi, le respect de l’intégrité du texte nous engage à faire preuve d’un rapport réflexif à « la nature de notre réplique : nos apports, nos outils, nos fins ». De là à considérer tout commentaire comme un « métacommentaire », pour reprendre le terme consacré par Fredric Jameson[iv], il n’y a qu’un pas. Ce rapport dialectique entre le texte et son interprète trouve son pendant dans la relation entre « l’enquête historienne et la description structurale », trop souvent opposées et dont l’herméneute insiste au contraire sur l’interdépendance. L’ensemble du recueil, qui offre un saisissant parcours à travers la littérature européenne (de Virgile à Yves Bonnefoy, en passant par Baudelaire, Kafka et Italo Calvino), la peinture et la musique, témoigne de la fertilité de cette posture toujours précise, nuancée et respectueuse à l’égard des œuvres, exprimée dans un style dont la clarté égale l’élégance.

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Une dernière remarque, plus circonstancielle, sur l’héritage de Jean Starobinski, que sa présence marquée dans l’actualité éditoriale de ces dernières années nous semble appeler afin de réagir à la lecture de son œuvre par les puristes de l’approche de l’Ecole de Genève : si l’auteur de La beauté du monde est un maître consommé dans l’art d’éclairer les œuvres sous l’angle de l’histoire des idées, n’oublions pas qu’il s’agit d’une manière parmi d’autres d’appréhender la création artistique. Ceux qui veulent bien faire l’effort de considérer l’œuvre du critique non seulement comme un monument incontournable dans l’histoire de l’art de l’interprétation, mais aussi en tant que source d’inspiration pour l’herméneutique à venir, s’engouffreront dans les brèches qu’elle laisse délibérément ouvertes : les œuvres que l’on a l’habitude de ranger au panthéon des arts peuvent aussi être replacées dans d’autres histoires (politique, sociale, économique, etc.), avec lesquelles celle des idées peut engager un dialogue fertile. L’essentiel, pour laisser au critique la parole, est « d’assurer à l’objet sa plus forte présence et sa plus grande indépendance » (p.1286), et non de l’annexer au seul domaine de l’esthétique. L’esprit d’ouverture et le sens de la nuance que nous a transmis Jean Starobinski nous empêchent pour notre part d’imposer ce genre de limites au vaste champ de l’herméneutique.

Emilien Gür

Jean Starobinski, La beauté du monde. La littérature et les arts, Paris, Gallimard (Quarto), 2016, 1331 pages.

[i] « In place of a hermeneutics we need an erotics of art » (Susan Sontag, « Against interpretation » (1964), Against Interpretation, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 1966).

[ii] Jean Starobinski, « Pourquoi j’écris », La beauté du monde, p.1004.

[iii] Martin Rueff, « Avertissement », p.11.

[iv] Cf. Fredric Jameson, « Métacommentaire » (1971, 2008), L’Inconscient politique, trad. de l’américain par Nicolas Vieillescazes, Paris, Questions théoriques, 2011.

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