Genève la bigarrée se met en scène au Galpon

« Borges entre la rue de Berne et la rue Rothschild » est à découvrir du 15 au 27 novembre au Théâtre du Galpon.

Tout juste revenu d’un périple d’un mois en Colombie, où il a présenté son récent travail sur la tragédie grecque, le Studio d’Action théâtrale, résidant du Théâtre du Galpon, revient avec un spectacle utilisant la figure de l’écrivain Jorge Luis Borges pour évoquer Genève, une cité pleine de contradictions. Du 15 au 27 novembre, le public du lieu culturel juché sur les bords de l’Arve pourra se plonger dans un labyrinthe symbolique réimaginant les lieux marquants de Genève, au sein duquel se bousculera une galerie hétéroclite de personnages. Rencontre avec Gabriel Alvarez, le metteur en scène de ce Borges entre la rue de Berne et la rue Rothschild.

Bonjour Gabriel ! Avec les comédien·ne·s de votre Studio d’Action théâtrale, vous avez récemment entrepris un voyage en Colombie, votre pays d’origine. Comment s’est passée cette aventure ?

À l’origine, nous devions partir le 18 mars 2020, mais nous sommes resté·e·s à quai en raison du début de la pandémie. Cette année et demie compliquée s’est terminée pour le Galpon par la célébration des 35 ans du Studio d’Action théâtrale et par le cycle des Olympiades, un marathon de pièces consacrées aux personnages féminins de la tragédie grecque. Nous avons finalement pu nous rendre en Colombie fin septembre, en réponse aux invitations de festivals de théâtre à Manizales et à Medellín, dans le cadre desquels nous avons présenté notre travail sur le théâtre antique. Je voulais également que ce voyage permette de rencontrer des groupes de comédien·ne·s et des théâtres qui partagent l’esprit du Galpon : nous avons ainsi eu la chance de jouer à l’Alianza Francesa de Medellín et dans d’autres théâtres de la ville. Cela a été un vrai défi pour les comédien·ne·s du SAT d’assurer un spectacle en espagnol : nous avons beaucoup joué sur la musicalité de la langue pour qu’iels apprennent des textes qu’iels avaient par ailleurs déjà interprétés en français. Je retiens avant tout de ce périple la richesse des échanges avec le public colombien, qui est très populaire, jeune et nombreux. Les textes ont par ailleurs été fort bien reçus, ce qui prouve la portée universelle du théâtre.

Quelle est la genèse de ce projet sur Jorge Luis Borges et, surtout, sur la ville de Genève ?

Il faut savoir que Borges n’était pas du tout un auteur de théâtre ; je n’ai même jamais lu ou entendu de sa part une référence directe à cette forme artistique. Pour le Galpon, il s’agit toutefois d’une sorte de figure fantôme, car, du temps d’Artamis, il suffisait de sauter le mur que nous séparait du magnifique cimetière des Rois pour tomber sur sa sépulture. En réalité, mon intérêt pour la figure de Borges est rapidement devenu un prétexte pour parler de Genève. Pour cette pièce, j’ai avant tout emprunté à l’auteur argentin la symbolique du labyrinthe, qui traverse son œuvre et fait partie de ses nombreuses obsessions. 

Comment avez-vous imaginé la galerie de personnages grâce à laquelle vous esquissez un portrait de la cité de Calvin ?

Borges a écrit de très beaux textes sur Genève, ville dans laquelle il est venu mourir des décennies après y avoir étudié au collège Calvin. Dans ses écrits, l’auteur idéalise complètement la cité, qui ne ressemble pas à celle que l’on connaissait à l’époque ou que l’on fréquente aujourd’hui. J’ai ainsi essayé de construire l’idéal genevois de Borges, en introduisant dans cet univers d’autres personnages qui ont vécu ici. Comme cette ville est un vrai carrefour, un lieu où se bousculent les transfuges de toute part, je me suis interrogé sur les personnalités que l’on pourrait rencontrer dans ce labyrinthe borgessien. 

Par conséquent, toujours avec un œil sur le cimetière des Rois, j’ai immédiatement pensé à la poétesse et prostituée Grisélidis Réal, enterrée non loin de Borges, ce qui avait d’ailleurs créé une polémique à la mort de cette artiste en 2005. Dans la pièce, on la retrouve dans un boudoir, où elle nous narre sa vision lyrique mais aussi décharnée de Genève. Dostoïevski fait également partie des personnages rencontrés, puisqu’il a écrit Les Joueurs dans notre ville, afin de payer les dettes contractées à cause de sa folie du jeu. On croisera également des figures telles que Rothschild, qui donne une lecture très corsetée de Genève, la Médée de Coutance, femme qui a égorgé ses quatre enfants en 1885 et dont le cas a marqué l’entrée de la psychiatrie dans la justice suisse, ou Noemi Lapzeson, qui a introduit la danse contemporaine à Genève. En tout, sept lieux différents sont représentés dans la pièce, correspondant à sept scènes distinctes.

Comment est amenée la figure de Borges dans ce spectacle ?

La pièce s’ouvre avec sa veillée funèbre et sa réflexion sur la mort, et se referme sur un tango qu’il a lui-même écrit, qui raconte son côté argentin. La pièce est également traversée, en plus de l’image du labyrinthe, par le rapport au double, au miroir et au transfuge, thèmes caractéristiques de l’œuvre de l’écrivain. 

Qu’est-ce qui vous intéresse chez cette personnalité complexe ?

Je trouve que Borges a créé une métaphysique très intéressante entre la poésie, la littérature et la philosophie, traversée par des obsessions et des phobies récurrentes. Quand il est rentré en Argentine après avoir passé sa jeunesse en Europe, il a en quelque sorte voulu devenir Argentin ; il était en effet Anglais par son père et son œuvre a fortement été influencée par ses racines européennes. C’est à ce moment de sa vie qu’il a commencé à écrire des textes sur la mauvaise vie ou sur la mythologie de la Pampa. Il vivait dans le quartier de Palerme à Buenos Aires, qui représente d’une certaine façon les bas-fonds de la capitale ; il était très attiré par cet univers-là, ce qui était une manière pour lui de revendiquer son identité sud-américaine. Je trouve malgré tout qu’il y a chez lui une forme de schizophrénie entre son côté latin et son côté européen. La raison pour laquelle il est revenu à Genève, après un premier séjour en tant qu’étudiant pourtant peu apprécié, réside dans le fait qu’il ne voulait pas que ses funérailles en Argentine ressemblent à un spectacle.

Comment avez-vous travaillé avec les comédien·ne·s pour imaginer cette déambulation symbolique à travers la cité de Calvin ?

Nous avons beaucoup travaillé scénographiquement sur l’idée de labyrinthe, qui n’est toutefois qu’évoquée et pas illustrée. Nous avons également mené une réflexion sur le fantastique et sur le cauchemar, aspects fondamentaux du travail de Borges. J’ai donc demandé aux comédien·ne·s d’effectuer un travail sur le rêve et sur leurs souvenirs liés à Genève. Comme il n’y a pas de réel personnage incarné dans la pièce, le nœud à résoudre est de confronter de la façon la plus intéressante possible la vision de sept acteur·rice·s différent·e·s sur leur ville et sur les thématiques abordées dans la pièce, telles que la mort, la pulsion du jeu, l’hypocrisie de la société, le sexe ou l’amour. 

En tant que Colombien d’origine et Genevois d’adoption, quel est votre rapport à la cité du bout du lac ?

Pour moi, cette ville se caractérise par son esprit de contradiction. Je me sens personnellement un peu apatride, comme beaucoup de Genevois·es à mon avis. En effet, en Colombie, les gens me considèrent comme un étranger ; la réciproque est vraie ici aussi, malgré le fait que je vive dans la cité de Calvin depuis des décennies. En fait, je crois que c’est grâce à Genève que je peux développer une pratique théâtrale sans étiquette, qui ne ressemble à aucune école ou courant spécifique. 

Que diriez-vous au public genevois, qui ressent sans doute cet esprit de contradiction dans son quotidien, pour l’inciter à venir voir la pièce ?

Je pense que les Genevois·es peuvent y (re)découvrir une Genève poétique. Il s’agit toutefois d’une poésie très terre-à-terre, qui ressemble bien à la ville de ce point de vue et qui se retrouve dans la jonction insolite entre la rue de Berne et la rue Rothschild. Nous allons essayer de présenter une Genève très symbolique, à la Borges. 

Je sais que vous ne vous arrêtez jamais. Quels sont donc vos futurs projets ?

J’aimerais travailler sur William Shakespeare, et plus particulièrement sur son côté que je qualifierais de serial killer : en effet, son théâtre est peuplé d’assassins de toute sorte. Je désirerais donc mener un travail de recherche transversal sur son œuvre, en m’interrogeant d’une part sur la façon dont ces meurtres ont pu sortir de la tête du dramaturge et d’autre part sur les motivations de ses personnages à tuer. Nous allons faire des étapes de présentation progressive de ce travail en 2023, avant de programmer le spectacle complet en 2024.

Borges entre la rue de Berne et la rue Rothschild est à découvrir du 15 au 27 novembre au Théâtre du Galpon. À noter le vernissage du livre Dialogues du désordre de la comédienne Justin Ruchat le 20, qui y partage sa vision du travail avec le Studio d’Action théâtrale depuis 2017. Par ailleurs, le 27, à l’issue de la dernière du spectacle, se tiendra une projection vidéo retraçant le voyage en Colombie de la compagnie. À la fin du film, sur réservation, le public pourra partager un délicieux repas colombien.

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