Janvier 2017. Il y a presque un an, le Nouvel An fraîchement fêté sans que quiconque n’ait aperçu le moindre flocon, les Genevois découvrent leurs rues néanmoins étonnamment blanches : les affiches publicitaires ont disparu, laissant à disposition de vastes plages vierges. Entre deux contrats publicitaires, les panneaux d’affichages ont été laissés vides, et l’espace occupé par les affiches n’a pu alors que nous sauter aux yeux. Très vite, il est réemployé, des citoyens s’appropriant ces toiles sans se faire prier. Et puis, en février, tout est revenu à la normale. Ou presque. EPIC se penche sur le phénomène des affiches blanches, et entame sa réflexion par son versant politico-financier. Comme tout a débuté par une passation de contrat, cela s’impose…
La pub fait partie intégrante de nos vies : habits, sacs, écrans, films, trams, bus et rues, tout est devenu support publicitaire. Il nous parait donc intéressant de considérer le discours de celles et ceux qui interrogent sa place dans notre environnement. Ça tombe bien : en ce moment, une initiative portée par quatre associations et soutenue principalement par les partis de gauche vise à supprimer l’affichage publicitaire commercial en ville de Genève. Le GLIP, un collectif de réflexion et d’actions autour des questions liées à la pub, en fait partie. Nous avons rencontré Noé Forissier, étudiant, qui nous invite à prendre part à ces réflexions. Habité de longue date par la question de la pub, il commence par nous présenter la position du collectif sur le sujet.
« Pour nous, c’est très politique et ça permet de réfléchir au monde dans lequel on vit, d’entrer aussi dans une certaine réflexion sur le capitalisme ambiant. Beaucoup de gens ne perçoivent même plus consciemment ni affiches, ni logos, etc. Le but du GLIP, c’est d’abord de faire exister une pensée critique sur la pub dans la société ; et après, si on peut faire avancer la cause en enlevant des affiches, c’est bien. »
Mais quand on parle des espaces publicitaires dans les rues, de quel genre de publicité parlons-nous, au fait ? L’initiative s’attaque aux affiches commerciales, mais à celles-là s’ajoutent les affiches culturelles.
« C’est effectivement très difficile de supprimer les espaces publicitaires sans toucher à l’affichage culturel, parce que les deux sont des entités distinctes pour les agences. Les tarifs ne sont par exemple pas les mêmes, mais les deux sont sur les mêmes espaces. Au GLIP, il n’y a pas de vision unique, mais nous pensons qu’il faudrait tout supprimer, et rééquilibrer de deux manières. Premièrement, placer les affiches culturelles sur les colonnes Morris, ce qui serait une façon de subventionner toutes les institutions culturelles genevoises. Ensuite, pour les structures associatives, on pourrait réintroduire des espaces d’affichage libre (mais pas sauvage). Mais tout ça va dépendre de comment le Conseil municipal traitera cette volonté de rééquilibrage. »
Qui se voit passer ses samedis matins à tenter de récolter des signatures pour un sujet si peu médiatisé ? Pour Noé comme pour les personnes impliquées dans l’initiative, c’est l’occasion d’engager de vastes discussions avec les gens qu’ils rencontrent.
« Parfois, on tombe sur des gens qui sont dans la publicité. C’est assez drôle, parce qu’ils ne sont pas dupes de ce qu’ils font. L’un d’eux m’a dit : “nous, on sait très bien que la majorité des gens ne perçoivent même plus la publicité : on travaille avec ce côté subliminal, on crée un bain publicitaire”. Pour reprendre leurs termes, il me parlait en B-to-B (businessman to businessman), et pas en B-to-Consumer, totalement décomplexé ! Sinon, il y a des gens qui trouvent que la publicité, c’est joli, que ça colore les rues. Certains disent que la publicité leur permet de s’informer, qu’ils sortent rarement, qu’ils ont peu de temps… Personnellement, je trouve ça un peu dangereux, mais bon… Et puis, il y a les intellectuels libéraux de Plainpalais, qui disent : « la publicité, c’est la liberté d’expression », il faut toute une discussion pour leur montrer que la publicité, c’est justement l’inverse : c’est la liberté d’expression pour les dominants, ceux qui en ont les moyens ; c’est une propagande qui sert à étouffer toute une forme d’expression. Mais à 90%, on a plutôt affaire à des gens qui sont pour la suppression, ou alors qui ne voient pas le point et qui craignent les retombées économiques. »
Les retombées économiques, justement, parlons-en : avant de rencontrer Noé, nous nous disions que la publicité finançait indirectement la Ville, et que mettre à mal ce moyen de renflouer les caisses en ces temps de coupes budgétaires n’était pas une question facile à trancher. Mais la réalité semble tout autre.
« Les espaces publicitaires qu’on veut supprimer appartiennent à la Ville de Genève, qui les loue par des concessions à des entreprises d’affichages. Il y en a trois principales : Neo Advertising – qui en a la majeure partie – la SGA – leader en Suisse, détenue en partie par JC Decaux – et Clear Channel, numéro 2 mondial. Pour la petite histoire, Neo Advertising est d’ailleurs en train de se faire racheter par Tamedia, ou a déjà été racheté, c’est très difficile à savoir (voir l’article du GLIP sur ce sujet). Tamedia est l’un des principaux fournisseur d’espaces publicitaires en Suisse romande, justement à travers ses médias. Il faut savoir qu’il y a deux ou trois fois plus d’argent mis dans la publicité dans les journaux papier et en ligne que dans les affichages. En devenant un pôle publicitaire majeur en Suisse romande, cette entreprise aurait une espèce de monopole qui pourrait devenir dangereux.
Ces agences louent à leur tour les espaces à des entreprises. Une affiche de base à taille F4 coute entre 250.- et 1’000.- par semaine, selon l’emplacement. Or, pour un espace F4, la Ville de Genève touche environ 200.- à 300.- par année. La publicité rapporte environ 3 millions (voir ici et ici), soit 0.26% du budget total de la Ville. »
Au vu de ces informations, une partie des réticences économique tombent, certes. Et ça nous donne même à réfléchir : en temps de coupes budgétaires, pourquoi la Ville n’augmenterait-t-elle pas les tarifs de location de ses espaces pour participer à l’effort commun ? Cela générerait des rentrées plutôt utiles, non ? Bon, d’un autre côté, ces entreprises paient des impôts, emploient de nombreuses personnes, etc. Là encore, Noé voit les choses autrement.
« C’est vrai d’une certaine manière, mais plus une entreprise est grosse, moins elle paie d’impôt. En plus, la publicité est l’arme des puissants. Par exemple, en 50-60 ans, Coop et Migros ont totalement remplacé tous les commerces de proximité, les marchés, les épiceries de quartier, les fleuristes, les poissonneries, etc. parce qu’ils ont le duopole. Il y a d’une part l’arme des prix : on vend tout moins cher, puis quand on a le monopole, on fait ce qu’on en veut. Et il y a d’autre part l’arme du système publicitaire : affiches, mais aussi journaux, cartes de fidélité, etc. Les économies de quartier et de village ont été étouffées par ces deux grandes entreprises. C’est une catastrophe : on crée des emplois de moins en moins humains, et en plus, ça tue le lien social. Je parle ici de ces deux grandes enseignes en Suisse, mais sur les plans autant nationaux qu’internationaux, on trouve beaucoup d’autres exemples. »
Nous verrons donc si l’initiative Genève Zéro Pub arrive à trouver les 4000 signatures dont elle a besoin d’ci le 7 novembre pour être soumise à votation ; une chose est sûre : elle pose de bonnes questions et incite à la réflexion.
Propos recueillis et édités par Louis d’Elmar et Alice Randegger