Dans Grande-Fin, Romain Buffat combine un remarquable travail de narration avec une sensibilité cinématographique particulière et explore les États-Unis contemporains. Le roman est conçu comme un écran géant où les images du paysage américain détonnent avec l’introspection personnelle du protagoniste. Romain Buffat révèle ainsi une œuvre dense traitant de disparition paternelle et de contradictions sociétales.
Le cinéma comme structure narratrice
L’esthétique cinématographique est omniprésente dans Grande-Fin. Le roman s’ouvre sur une scène qui pourrait aisément appartenir à un film de Hitchcock. Romain Buffat évoque à ce propos les références cinématographiques qui ont aidé à composer le récit : “la référence à Hitchcock… Effectivement, ça m’amusait de donner de fausses pistes. Ce n’est pourtant pas un polar, mais un roman de voyage… Et aussi un texte tourné vers le cinéma. Beaucoup de films sont cités et le personnage de Jérôme a fait des études de cinéma… On accompagne également ce personnage, c’est par lui qu’on accède à la fiction, que tout est vu”.
Du périple américain du protagoniste, on reste rêveurs. Si bien que les paysages défilent, imprégnés du motif du retour et de l’importance de la mémoire. L’Amérique, à la fois lieu et idée, joue un rôle central. Buffat revient d’ailleurs sur “[notre] fascination pour l’Amérique… Tout est vu à travers un écran 16:9 format cinéma”. Les routes sans fin deviennent des outils narratifs qui entrelacent en une seule phrase l’immensité du paysage américain et les chemins de campagne suisses. Semblablement, Jérôme se découvre réceptif aux résonances entre sa vie et le territoire américain.
Sur un parking désolé au bord du Missouri, Jérôme se demande ce qu’il fout là, seul. Pourquoi l’Amérique. Pourquoi partir sur les traces de son père quand c’est sa mère qui depuis toujours fait tenir la famille.
Grande-fin, R. Buffat. 2023, Ed. Double Ligne.
Disparition paternelle, leitmotiv de Romain Buffat
Dans Grande-Fin, le père de Jérôme incarne un leitmotiv de l’oeuvre de Romain Buffat : la disparition paternelle (qu’on retrouve déjà dans Schumacher). Cet imprimeur, dont la profession reflète celle du père de Romain Buffat, laisse avec sa disparition un mystère qui hante la vie familiale. Jérôme entreprend donc un voyage en train à travers l’Amérique pour découvrir les raisons de cette disparition.
L’auteur nous explique qu’une disparition, dans une narration, permet “de surtout ne pas [en] expliquer les raisons”. Car le motif reste insaisissable tant que le disparu ne revient pas raconter son histoire. La figure du père imprimeur s’éparpille donc entre souvenirs et objets abandonnés. Une présence fantomatique qui reflète des questions et des luttes sociétales plus vastes autour de la démission parentale : “la question autour c’est qu’est-ce qui fait, dans l’organisation de la société, que les pères démissionnent, qu’ils partent… Personnellement, je n’ai pas été moi-même abandonné. Mais c’est quelque chose que j’observe au quotidien dans les familles qui m’entourent. Cette espèce de démission des pères, qui ne se matérialise pas forcément sous l’angle drastique d’un “je disparais””.
Critique sociale et culturelle : la Suisse, l’Amérique
Ce périple à travers les États-Unis donne aussi l’occasion à une critique voilée mais pénétrante de la société suisse. Buffat utilise ce voyage pour “mettre en scène une certaine Suisse dans le miroir tendu qu’est l’Amérique du Nord”. Le contraste entre les deux pays amplifie les observations de l’auteur sur sa propre culture, plutôt “réticente à se confronter à ses propres défauts”.
Elle porte des basquettes ON, lui une casquette Raiffeisen, parlent un français proche du sien. Quand Jérôme évoque ce little rich country in the middle of Europe, le couple se redresse (…) ce type parle d’eux, de leur pays, ont l’air de se sentir concernés, au moins aussi responsables que lui de ce qui se dit de leur patrie à l’étranger.
Grande-fin, R. Buffat. 2023, Ed. Double Ligne.
La critique reste subtile : présenter des personnages qui ont un certain souci pour l’écologie mais qui sont brusqués dès qu’on commence à être un peu grinçant sur la Suisse. Une scène dans le train au sujet du mot plouc devient le théâtre d’une confrontation entre stéréotypes helvétiques.
Il sait ce qu’elle répondrait s’il lui disait qu’il reconnaît quelques traits de sa famille dans sa définition du mot plouc… Et c’est effectivement ce qui arrive quand Jérôme lui raconte ses roots, Grande-Fin, l’Imprimerie, les centaines de milliers de kilomètres au compteurs de la Seat, les courses à Pontarlier [commune française, limitrophe à la Suisse], les vacances dans le Sud de la France, l’avant-dernière ligne tellement importante sur les tickets de caisse “vous avez économisé 5,45.-” […]
Grande-fin, R. Buffat. 2023, Ed. Double Ligne.
Jérôme, craint de trop parler de la Suisse et d’entendre des arguments qui iraient à l’encontre de son discours. Témoignage d’une sensibilité helvétique au conflit. Buffat reconnaît qu’il existe “une bataille des récits” et que chaque personnage tente de protéger sa propre vision du monde : “en Suisse, on a quand même du mal à prendre parti. Et c’est sans doute lié au fait que nos institutions sont gérées autour de l’idée de la collégialité”.
Reflets croisés
Buffat examine les sociétés suisses et américaines en s’appuyant sur leurs similarités et différences. “On peut dire ce qu’on veut, que l’Amérique du Nord est excessive, etc… Qu’ils ont des armes à la maison. Mais si on regarde un peu comment on vit, on a aussi des armes à la maison, beaucoup. Et si tout le monde vivait comme les Suisses, il faudrait trois planètes. Le ricochet par l’Amérique me permet donc de parler de la Suisse. Et plus généralement, de l’organisation sociale des sociétés occidentales. Les mines de métaux rares, qui sont décrites dans le Nevada, sont rarement relevées quand on me parle de ce texte. Ce qui sera mentionnée sera la fascination pour l’Amérique, alors que je decris beaucoup les mines, les personnes pauvres… Si on observe bien, il y a surtout un pays en ruines”.
Bien que le roman joue sur la fascination habituelle pour les USA, il révèle et confirme l’intérêt de l’auteur pour l’examen minutieux des réalités économiques et sociales.
Écrire Grande-Fin
Romain Buffat révèle que Grande-fin résulte d’une commande de la maison d’édition Double Ligne, qui souhaitait lancer une collection sur le thème du voyage. Romain Buffat, qui avait déjà rédigé une nouvelle pour leur magazine Roaditude, n’a reçu qu’une seule consigne de la part de la maison d’édition : explorer l’idée de l’itinérance. Il se base alors sur un voyage en train de Chicago à San Francisco, entrepris en solitaire en 2019. Il avait alors ressenti un besoin de tout noter : “je n’avais alors pas en tête d’écrire quelque chose. J’ai pris des notes parce que je voyageais seul et il fallait quand même occuper ses journées”, raconte-t-il.
Ses observations, ses réflexions et ses souvenirs se sont alors transformés en toile de fond pour le roman. Buffat capture l’essence des paysages, des atmosphères et des interactions, et utilise Google Maps pour recréer fidèlement les décors.
Conseils d’écriture de Romain Buffat
Romain Buffat, fort de son expérience et de son parcours littéraire, revient sur sa pratique et nous livre quelques conseils. Il a commencé à écrire à l’âge de 17 ans, période durant laquelle son écriture était “plus romantique, moins satisfaisante”. Comme beaucoup de jeunes auteurs, il ressentait une pulsion pressante pour écrire, mais se heurtait souvent à des points morts : “c’est très frustrant : tu finis à peu près rien, tu es soumis à une pulsion qui s’essouffle, tu ne sais pas comment continuer”.
Avec le temps, Buffat a appris à naviguer ces défis initiaux. Aujourd’hui, il aborde l’écriture avec plus de conscience : “désormais, je ne dirais pas que j’ai une recette, mais je suis plus armé”. Cette évolution lui a permis de développer une meilleure capacité à déjouer les clichés : “si tu es satisfait de ton premier jet, pose toi des questions “, recommande-t-il, mettant en avant l’importance d’affiner son travail pour éviter les évidences qui n’inventent pas de nouveaux points de vue. “Faire ce pas de côté pour voir les choses différemment prend beaucoup de temps. Mais c’est réellement ta propre exigence qui définira jusqu’où tu peux aller avec tes propres textes.”
Retrouvez Romain Buffat dans le catalogue des éditions Double Ligne et dans la section romande de vos librairies préférées.