Pour l’occasion de sa venue au salon des petits éditeurs au Grand-Saconnex à Genève le samedi 10 novembre prochain, Romain Buffat prend le temps de s’arrêter lors d’un entretien sur l’écriture de son premier roman Schumacher – une fragile histoire de filiation courant sur ces septante dernières années – sorti aux Éditions D’autre part.
Par la voix hésitante de son narrateur, Romain Buffat nous emmène sur les traces de John Schumacher, un jeune américain de 22 ans intégrant l’U.S. Air Force comme ça, sans y penser, pour prouver quelque chose aux autres, peut-être pour quitter sa mère, trop envahissante ou alors parce qu’il cherchait à voyager et à rencontrer un monde qu’il ne connaissait pas. C’est avec cette écriture de l’hypothèse et de la spéculation que le jeune auteur raconte la base militaire d’Évreux en Normandie, le rêve américain, les espoirs et les désillusions de chaque personnage, ceux de Schumacher et de Colette dont il tombe amoureux, ainsi que leurs promesses déçues. Et si ces doutes surprennent, ils permettent surtout à chacun·e de trouver sa place dans la narration parce que tous ces silences appellent à être comblés par notre lecture, à commencer par cette intrigante identité du narrateur dans laquelle nous pouvons nous glisser. Et c’est dans ces doutes que le réalisme de l’histoire s’ancre.
Ce roman Romain Buffat l’a débuté il y a quelques années dans le cadre de sa formation à l’Institut littéraire Suisse qui propose un bachelor en écriture littéraire.
« Je l’ai rendu en 2014 pour ma thèse de bachelor, je l’ai donc commencé une année avant aux alentours de septembre 2013 avec Michel Layaz. C’était un rythme d’enfer. Un chapitre ou deux toutes les deux ou trois semaines. Je l’ai écrit en bonne partie dans le train entre Bienne et Yverdon, mais également ici, dans les locaux de l’Institut. C’est drôle, je me souviens très bien avoir écrit dans le jardin d’hiver cette scène qui se passe dans le bar, où Schumacher tombe et rencontre Collette. Une fois le roman terminé, je l’ai laissé reposer quelque temps dans un tiroir, puis l’ai repris en fonction des commentaires que j’avais reçus lors de l’évaluation avant de l’envoyer à des éditeurs, jusqu’à ce que…
[…] C’est surtout un texte qui est à la naissance de ce roman, Vies minuscules de Pierre Michon. Je trouvais intéressant ce qu’il faisait. Pour moi, ça a d’abord été un texte inaccessible, j’ai dû le recommencer quatre ou cinq fois. Mais une fois véritablement entré dedans, c’était une vraie révélation : c’était la première fois que je me retrouvais face à un narrateur qui affiche aussi clairement qu’il ne sait pas tout, qu’il imagine, invente. La plupart des livres que je lisais mettaient en place une narration qui se remettait assez peu en question, comme si cela allait de soi que l’instance qui raconte devait être parfaitement fiable. […]
J’ai commencé le texte par cette première phrase, qui n’a d’ailleurs pas bougé : De lui on ne sait à peu près rien, sinon ce qu’il faut pour en faire un mythe. Je me suis dit « c’est pas mal ça, alors écrivons-le, ce mythe ».
Tout s’est un peu miraculeusement aligné, cette fascination pour l’Amérique, le narrateur, la forme du roman d’origine et de filiation. Je crois beaucoup à la conscience de l’auteur, mais là, il y a eu une petite alchimie incontrôlée. »
Schumacher est un roman écrit autour certes de la vie de son protagoniste, mais aussi autour de son narrateur qui par instant s’immisce dans son histoire, puis de plus en plus. Il est intriguant, dérangeant par moment, frustrant parce que toujours dans l’incertitude et le doute, mais avant tout dans l’imagination et le fantasme. Il se joue de ses lecteurs et de ses lectrices ne dévoilant son identité que dans le dernier quart du livre. À cet instant, Schumacher quitte le roman pour devenir un être humain aussi réel que nous, un homme normal à l’image de nos grands-parents qui ont vécu une époque que nous ne pouvons qu’imaginer et dessiner par ce qui d’eux nous est raconté.
« J’ai essayé d’avoir un narrateur un peu moins autoritaire que dans les Vies minuscules. Mon je est pris dans l’histoire ; il ne peut pas non plus tout faire et défaire. Il y a des passages où il ne sait pas trop, il imagine. Cela m’intéressait d’écrire un roman qui ne tienne qu’à un fil. Si le narrateur pose trois hypothèses sur le destin du personnage et ne lui fait finalement choisir qu’une parmi les trois, les deux hypothèses avortées demeurent dans l’esprit du lecteur comme deux pistes possibles, virtuelles, irréalisées.
J’aime l’idée que l’écriture puisse créer des images en dehors de ce qui est écrit sur la page. Comme s’il y avait, pour chaque texte, un négatif dans l’esprit du lecteur. Un autre texte ou une autre histoire possible.
J’avais aussi envie d’écrire un roman à la troisième personne parce que la première personne me posait beaucoup de problèmes. Mais quand une histoire est racontée, il faut qu’il y ait une voix qui l’énonce, et puis s’il y a une voix, il y a quelqu’un, donc un point de vue qui se dégage. Je trouvais que ce narrateur-là, qui est aussi personnage, avait un point de vue particulier que je voulais tester. Je ne suis pas à des années lumières de ce qu’il voit, mais quand on me demande si c’est moi, je dis « non », bien que le texte joue de cette possible confusion. Il y a des éléments autobiographiques, le nom de Schumacher est vrai, par exemple. Les autres noms en revanche sont fictifs, car je raconte une autre histoire, qui diffère sans doute de ce qui a pu avoir eu lieu. En fait, ce qu’il y a de plus autobiographique dans ce roman, ce sont surtout les trois premières lignes.
L’une des idées de départ était de questionner la figure du protagoniste : qu’est-ce qu’un roman où le personnage principal est absent la moitié du temps ? […] Schumacher n’est pratiquement nommé que par son nom de famille, c’était une manière de garder la part floue de ce personnage. Le fait qu’on ne l’appelle que par son nom de famille en dit aussi sur le narrateur qui le maintient à une certaine distance de lui, comme s’il était en quelque sorte intouchable. À quelque part, il veut maintenir debout le mythe de Schumacher alors qu’il s’agit surtout d’un type qui abandonne la femme qu’il aime et sa fille. À la fin tout de même, on comprend la désillusion du narrateur – s’il s’accroche à ce nom, c’est aussi parce que c’est l’une des seules informations qu’il a sur le personnage.
Et puis le roman s’intitule Schumacher, alors même qu’on ne sait pas vraiment si ce nom est correctement orthographié. Cette idée que le titre même du livre soit incertain me plaisait beaucoup. Je trouvais intéressant que le lecteur referme le livre en ayant l’impression d’avoir autant de vides qui ont été remplis que de pleins qui ont été vidés.
Pour moi, la forme a souvent plus d’importance que l’histoire. Ici l’histoire est d’une banalité sans fin. Je voulais aussi tester notre rapport aux clichés : comment en jouer sans nécessairement les détruire ? Ce narrateur a une vision quelque peu idéalisée de l’époque d’après guerre. Honnêtement c’est difficile d’écrire sur une période historique, mais j’aime beaucoup ça. Bien sûr, il y avait du travail en amont des scènes ou des chapitres, je me suis beaucoup renseigné, j’ai eu recours à des documents très officiels, mais je me suis également beaucoup nourri de fictions. Je n’avais pas besoin de coller parfaitement à la réalité parce que ce n’était pas le but du projet, mais autant faire juste du moment qu’il y a des documents. Il me paraissait important de savoir quels magasins il y avait sur la base militaire et quelle monnaie on utilisait, ce d’autant plus que cela a une importance dans le roman. Les recherches nous font découvrir plein de choses, et une fois les informations digérées, elles permettent de donner du carburant au texte, elles ouvrent des portes dans lesquelles l’écriture s’engouffre volontiers. »
Maintenant que le premier roman a trouvé sa place en librairie, Romain Buffat se plonge dans l’écriture du deuxième, entre road trip et western contemporain.
« On retrouvera ce personnage-narrateur, qui ne sera plus le même parce qu’on peut imaginer qu’il a grandi, ce sera un je un peu plus marqué, non pas un je qui regarde en arrière, mais qui sera pris dans des événements et qui, pourquoi pas, partira retrouver Colette aux États-Unis.
Cela fait un moment que je travaille à ce deuxième roman. L’idée m’est venue assez vite après l’achèvement du premier. Au début je voulais écrire un western qui se passe au 19e siècle, je voulais que le narrateur remonte aux origines de Schumacher, l’idée était de quitter l’histoire familiale pour remonter jusqu’à la préhistoire. Le projet de remonter aux origines et même plus loin reste présent – j’ai plus envie d’écrire un roman qui va vers l’arrière que vers l’avant tout en restant contemporain, voilà le défi. Cela me permet d’aller un cran plus loin dans la fiction et de lâcher la part autobiographique, j’aime quand toutes les possibilités s’ouvrent et qu’il y a des « peut-être » dans à peu près tous les paragraphes. »
Si dans son prochain roman le narrateur sera personnage central, il l’est déjà dans Schumarcher, car sans lui pas de voix et ni d’histoire. C’est à travers son regard que l’on voit Schumarcher, Colette, puis la fille du cordonnier. Chacun d’eux devient à un moment donné le centre du roman. Mais finalement qui est le personnage principal de cette histoire ?
Romain Buffat sera samedi 10 novembre au salon des petits éditeurs, à la Ferme Sarasin au Grand-Saconnex (Genève), à 15h30 pour une table ronde autour de l’écriture et l’Histoire, ainsi qu’en dédicace au stand des Éditions D’autre part à 16h30. Sinon pour se le procurer, rendez-vous en librairie.