Yann Philipona, un Christian prometteur

Yann Philipona. Autoportrait.

Un samedi après-midi, au détour des répétitions, nous avons rencontré autour d’un café Yann Philipona, qui interprète Christian dans la mise en scène de Cyrano de Bergerac de Jean Liermier. Jeune – il n’a que 25 ans – et pétillant, il nous raconte sa vision de la pièce et son amour du théâtre. Fraîchement diplômé des Teintureries, le début de sa carrière s’annonce d’emblée bien rempli, puisque la célèbre pièce d’Edmond Rostand sera jouée au Théâtre de Carouge à partir du mardi 31 octobre, et ce jusqu’au 1er décembre, avant de partir en tournée franco-suisse jusqu’à mai 2018.

Commençons par le commencement, comment es-tu arrivé sur les planches ?

Mes premiers souvenirs de théâtre datent de quand j’étais à l’école enfantine. J’avais joué le Petit Prince. J’ai des souvenirs, des flashs de quand j’étais sur scène, jouer me paraissait naturel. Ensuite, quand j’étais en 9ème année, une troupe s’est ouverte dans mon village fribourgeois que j’ai rejointe tout aussi naturellement. C’est plus tard que j’ai appris qu’il y a une section théâtre au Conservatoire à Fribourg, que j’ai intégré à 17 ans. Parallèlement, j’ai fait une maturité santé/social. Avec mon diplôme en poche, j’ai intégrer la filière professionnelle du Conservatoire en me disant « Bon. j’ai un métier en poche, j’ai tout ce qu’il faut donc j’y vais, je me lance, je ne risque pas grand-chose. » La première année est très intensive, ce qui permet de se rendre un peu compte de comment ça peut être dans des écoles professionnelles – c’est vraiment très, très bien. J’ai été ensuite reçu aux Teintureries directement, en 2014 ; et là, depuis début juillet, j’en suis diplômé.

Qu’est-ce qui te plaît dans le théâtre ?

Pour moi, il y a ce que je trouvais dans mon premier travail (ndlr : le social) : cette notion de partage et de transmission. On apprend un texte qu’on essaie de transmettre de la meilleure façon possible à un public qui, lui, va nous répondre par un rire, ou peut-être en quittant la salle. C’est aussi un peu hors du temps. Pendant le moment de la représentation, les gens s’assoient et ils sont juste là, à regarder ce qui se passe. Quand tu es au théâtre, tu ne peux faire « que ça » ; quand tu regardes ta télé, tu peux commencer à manger, à mettre sur pause… Je fais du théâtre pour donner cette respiration-là aux gens. Bien sûr, ensuite, on peut se poser la question de « est-ce un métier utile ou pas ? » et je pense que rien que pour de tels moments, oui.

Comment as-tu travaillé ton personnage ?

Je me suis interdit de revoir le film quand j’ai su que j’allais jouer Christian. Il n’est pas le jeune premier par excellence qu’on peut avoir par exemple chez Molière, ou même Shakespeare parfois. On a passé la première semaine de répétition avec seulement Lola Riccaboni, qui joue Roxane, et Gilles Privat, qui est Cyrano. On a travaillé le trio, et ça, ça m’a beaucoup aidé. Il y a ce truc de la « créature » à deux têtes que forment Christian et Cyrano, comme dit Jean Liermier, qui est très importante. Donc plus on est entré dans les répétitions, plus tout s’est précisé.

Particulièrement suite à la re-contextualisation, il y a tout le côté soldat à créer aussi, car l’intrigue se passe entre 1914-1918. Je suis tombé sur la série Peaky Blinders dont la première saison se passe en 1919, et en fait, ce sont des types qui rentrent de la guerre. Ça m’a inspiré, dans le sens où ils sont tout le temps calmes, mais à l’intérieur, ils bouillonnent, tellement ils ont vécu de choses. Ce sont des petits trucs comme ça qui m’inspirent en fait. Mais pas que. Choper une démarche ou un truc, ça peut venir en parlant, ou en expliquant les répétitions à ton entourage. Le fait de parler de Christian avec tes propres mots, tu te rends compte de comment il peut être. Quand une personne sort un truc, tu l’assimiles et tu te dis : « Ah ouais, ça peut être ça ! » et en fait, tu essaies de faire des liens tout le temps avec ce que tu as autour de toi. J’avais une prof qui disait qu’un comédien pouvait être une éponge, mais qu’il avait meilleur temps d’être un compost, parce qu’il trie et qu’il n’est pas obligé de tout prendre ; tu choisis ce que tu veux prendre et ça se recycle. C’est un peu une drôle d’image, mais utile.

Comment est-ce que vous répétez ?

La première semaine de répète, on était seulement en trio. On a lu les séquences à table – Cyrano, Roxane et Christian – pour se trouver un vocabulaire commun. La première semaine de la rencontre de toute la distribution s’est aussi passée à table, où on a d’abord fait une lecture de la pièce, et repassé les scènes pour avoir conscience de ce qu’on allait porter. À la suite de ça, on a directement commencé au plateau. On a commencé par travailler dans l’ordre, donc acte I, II, et ainsi de suite.

Le premier jour de plateau, c’était très difficile, parce que tu viens de passer deux semaines à table, tu n’as pas vraiment bougé, mais en même temps, tu as des fourmis dans les jambes parce que tu as envie d’y aller. Et après, moi, personnellement, le premier jour où je suis venu, j’avais les pétoches : c’était officiellement mon premier jour de travail !

Jean Liermier a une manière très dynamique de travailler. Il bouge beaucoup, il vient beaucoup sur le plateau, il essaie d’insuffler l’énergie qu’il a imaginée pour la pièce. Ce qui était intéressant, c’est qu’on avait déjà toute la scénographie, donc l’espace était là, et il faut aussi l’appréhender. Tu apprends aussi en regardant les répétitions, tu vois les autres, comment ils bougent dans cet espace, et voilà.

Pour la création du personnage, sentir le parcours dans son ensemble, ça aide énormément pour pouvoir aussi toi-même te nourrir et voir le mouvement du point A au point B, la fin, donc la mort, et pourquoi tu meurs.

Quel est le rôle de Christian dans la pièce ? Il complète évidemment Cyrano, mais il n’est pas qu’un masque, qu’un faire-valoir, si ?

Il arrive un peu comme un cheveu sur la soupe, on pourrait dire. Cyrano est craint par tout le monde. Et tout à coup, Christian est révélateur ; il vient tisser le lien entre Roxane et Cyrano. Roxane demande à Cyrano de protéger l’homme qu’elle aime. Elle ne sait pas qu’il a des sentiments pour elle. Au moment où il rencontre Christian, il lui vient à l’idée de lui proposer un pacte. Christian est beau mais ne sait pas parler ; à l’inverse Cyrano est laid mais a le don de la parole. Or pour Roxane, les deux sont essentiels. Cyrano et Christian vont alors s’allier pour la séduire.

Roxane ne parlait presque plus à Cyrano, et quand elle lui dit qu’elle aime Christian, c’est une des premières fois qu’ils se reparlent depuis des années. Elle va lui demander de le protéger.

Christian est aussi toujours un peu à part. Il y a un mot qui le définit bien : c’est le manque. Il a un manque de quelque chose, peut-être de confiance, parce qu’il ne sait pas parler. Je trouve que c’est un mot moteur, le manque. Ça ne veut pas dire qu’il ne vit pas les choses à fond ! Il trouve une alliance avec Cyrano, et c’est ça qui le porte, parce qu’ils sont interdépendants. Les deux, ils forment une créature à deux têtes. L’un ne peut vivre sans l’autre.

© Mario Del Curto

Cette fameuse scène du balcon, présente dans tous les imaginaires, puisqu’on la transpose même à Roméo et Juliette, est-elle particulière à jouer, ou sans plus ? La difficulté renvoie-t-elle à la célébrité de la scène ou plutôt à ce jeu à deux ?

C’est le tournant de la pièce, c’est l’événement ! C’est le plan qu’ils ont échafaudé ensemble qui va fonctionner quoi, en tout cas pour Christian. Pour Cyrano, c’est un peu plus compliqué…

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’au début de cette scène, Christian veut s’émanciper de Cyrano. Il lui dit que maintenant, il en a marre et qu’il se débrouille et qu’au pire, il prendra Roxane dans ses bras, comme il a toujours fait. Il sait le faire ça. Mais il échoue parce que Roxane attend plus de lui et il se rend compte que c’est la misère quoi, il ne peut pas se débrouiller. C’est la fin ! D’ailleurs, il le dit à Cyrano : « Au secours, je meurs si je ne rentre en grâce à l’instant même. » Cyrano ne le laisse pas tomber et c’est là que naît l’idée de souffler les mots à Christian, puis carrément de prendre ses habits pour pouvoir parler à Roxane. À la fin de cette séquence, c’est tout de même Christian qui va aller chercher un baiser. Il y en a toujours un en lumière et l’autre dans l’ombre. Je trouve que c’est un moment assez rude pour Christian, parce qu’il est là, et il attend, et en fait il se rend compte que Cyrano parle beaucoup ! Et il lui dit : « Mais obtiens-moi un baiser, et tôt où tard, tu sais bien », et Cyrano : « Mais oui je sais, c’est vrai, c’est vrai. » En même temps, Cyrano est tellement dans son truc, c’est la première fois qu’il peut vraiment exprimer ce qu’il ressent à Roxane, parce qu’il est habillé en Christian.

Qu’est-ce qui te touche, toi, dans Cyrano, qui est une pièce jouée depuis plus d’un siècle ?

J’étais assez jeune quand je l’ai lue la première fois, et j’avais vu des extraits, puis le film dans son intégralité. Quand j’ai su que j’allais passer l’audition, je me suis penché en profondeur sur ce texte familier. C’est là que j’ai réalisé que c’est du grand théâtre. C’est quand tu te trouves sur le plateau que du sens la force de Rostand dans sa manière d’écrire. Et le vers ! Même si ce n’est pas un texte « riche » à la manière de Racine ou de Molière, on sent qu’il y des vers un peu brinquebalant (par exemple, « hum » qui rime avec « post-scriptum »). Ce qui est intéressant, c’est que, comme le dit Jean [Liermier], c’est un raconteur, Cyrano. Il a une force de parole qui permet de transcender. Il a une aura, même si c’est un voyou. Il interrompt un spectacle, il est arrogant. Si tu le croises dans la rue aujourd’hui, tu te dis « Mais c’est pas possible ce mec » et je trouve que c’est aussi ça la force de ce texte-là : il est porté par un personnage qui gueule.

Une dernière chose à ajouter ?

Bah je sais pas moi… Venez, c’est super ! Ça va être intéressant, et je pense qu’en fait, c’est une chance de pouvoir entendre un texte comme celui-ci. J’encourage les gens à lire des passages de la pièce, pour pouvoir déjà s’en imprégner, parce que bon, c’est des alexandrins, c’est pas toujours facile. Je pense que l’avoir lue une fois et l’entendre après, on capte alors vraiment la richesse de la pièce. C’est bien d’entendre une fois Cyrano – ça fait partie des classiques qu’il ne faut pas rater.

Propos recueillis le 14 octobre 2017 par Alice Randegger.

Edité par Sara Kramer et Alice Randegger.

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