75 ans du POCHE /GVE : Selma Alaoui reprend « La putain respectueuse »

©Isabelle-Meister

En 1948, La putain respectueuse de Sartre inaugurait le théâtre de Poche. En 2023, à l’occasion des 75 ans du POCHE /GVE, Selma Alaoui s’empare de cette pièce difficile dans les problématiques qu’elle dénonce, mais tristement actuelle dans les thématiques abordées. Comment adapte-t-on un texte si sensible ? Comment rester fidèle aux propos de l’auteur mais aussi à ses principes propres ? Discussion avec la metteuse en scène.

Bonjour Selma, merci pour cet entretien. Vous mettez en scène La putain respectueuse de Sartre, qui, bien qu’écrite en 1946, est une pièce qui résonne tristement avec l’actualité…

Exactement, on retrouve dans La putain respectueuse des thématiques qui sont présentes dans des mouvements comme MeToo ou Black Lives Matter. C’est ça la modernité de la pièce, c’est-à-dire qu’elle traite des violences policières, de l’oppression et des violences faites aux femmes aussi, de la machine d’État et de comment elle broie les êtres humains, de qui a le pouvoir et de qui ne l’a pas. Donc au final, oui, les thèmes sont très actuels. C’est ce que j’ai trouvé très intéressant dans la pièce et c’est pour cette raison que j’ai accepté le projet malgré le fait que je pensais qu’elle n’était pas montable quand mAthieu [Bertholet, directeur artistique du POCHE /GVE, ndlr] m’a contactée. Mais il m’a proposé cette matière justement en connaissant mon travail de mise en scène.

© Guillaume Kayacan

Après une enfance entre la France et le Maroc, Selma Alaoui s’est formée à l’INSAS, l’école nationale d’acteurs et d’actrices et de mise en scène de Bruxelles. Metteuse en scène, auteure et comédienne, elle a co-crée la compagnie Mariedl et vient de lancer la compagnie Catfish. Repérée par mAthieu Bertholet à la suite de son adaptation d’« Apocalypse Bébé » de Virginie Despentes pour le théâtre, elle a déjà collaboré par deux fois avec le POCHE pour « Krach » de Philippe Malone et « femme disparaît » de Julia Haenni.
 
« mAthieu connaît bien mon travail, les propositions qu’il me fait sont en résonance avec les thèmes que j’aborde […] Il y a toujours une composante dans mon travail sur les questions féministes ou de représentations de minorités. Je suis toujours vigilante à qui est sur scène, de qui on parle et comment on en parle. »

Vous avez donc gardé le texte de Sartre qui, pourtant, comporte de nombreuses problématiques dont des formulations qui ne passent plus aujourd’hui.

Nous avons modifié des choses par la mise en scène. Par exemple, le seul personnage noir dans la pièce de Sartre s’appelle « le Nègre », il n’a pas de nom, pas d’identité. Nous l’avons rebaptisé Jay. Nous avons choisi également que le mot nègre ne soit prononcé que par ce personnage, contrairement à la pièce originale où il apparaît tout le temps. Pour moi, ce n’était pas possible de le laisser dans la bouche d’une personne blanche. Ce personnage a aussi été retravaillé : dans la pièce de Sartre – mais on ne peut pas lui reprocher, c’est de son époque – c’est vraiment le personnage très stéréotypé du running slave. Or, en 2023, on ne peut pas monter une pièce qui dénonce le racisme mais où le rôle de l’acteur noir est aussi infime.

Pouvez-vous nous parler un peu plus de ce que vous avez fait du personnage de Jay justement ?

L’importance était de donner à ce personnage noir plus de densité et un rôle plus important. Par la mise en scène, j’essaie aussi de le rendre moins suppliant, moins soumis aux hommes blancs. Nous en faisons un homme plus conscient des violences policières. Si on parle avec un langage de 2023, Jay a une expérience de la « violence d’État ». Il sait où il met les pieds, il sait où est le racisme, il connaît sa condition d’homme noir qui risque sa vie dans l’Amérique ségrégationniste. Nous faisons aussi de sa fuite et de sa demande une force, une manière de se défendre.

La pièce évoquant des sujets sensibles, avec un texte posant de multiples problèmes. Comment travaille-t-on avec une telle matière ?

Ce qui est intéressant, c’est que la réalité de Sartre, quand il a écrit la pièce, n’était pas la même que la nôtre. À l’époque, il a été accusé d’antiaméricanisme, alors que de nos jours, personne ne penserait à cela. Mais au fond, ce qu’il a voulu faire c’est une pièce antiraciste, donc aujourd’hui nous prolongeons ce mouvement. La posture parfaite n’existe pas, il n’y a pas de champion de l’antiracisme et je fais au mieux avec mes convictions personnelles mais aussi politiques pour mettre en œuvre un récit qui interroge ces questions-là. Je ne sais pas si je vais trouver les solutions, mais en tout cas, ces questions font partie intégrante du travail en concertation avec les acteurs et actrices. J’ai travaillé avec un consultant en dramaturgie, Bruno Tracq, et une consultante en politiques de représentation, Noémie Michel – qui est chercheuse à l’Université de Genève, militante antiraciste et spécialiste des questions de représentation des personnes non blanches. Nous avons eu beaucoup de discussions passionnantes qui m’aident vraiment dans la mise en scène.

Est-ce que c’est une réflexion que vous avez également eue sur la représentation du personnage féminin ?

Oui, le féminisme est une autre question importante dans cette pièce. Sartre ne l’aborde pas en tant que tel, mais lorsqu’il écrit des scènes de violence, d’hommes qui font subir des violences aux femmes, il s’agit pour moi de réfléchir aux représentations de ces violences pour qu’on ne reproduise pas pour la millième fois des images de femmes humiliées, battues. Il faut trouver dans le langage scénique des choses qui disent cette violence mais qui ne montrent pas des images insupportables. Au final, j’ai eu la même réflexion que pour les questions raciales. Dans la pièce de Sartre, le personnage de Lizzie est un peu naïf aussi, et nous avons tenu à la complexifier. Dans le même ordre d’idée, elle apparaît dans la pièce en train de passer l’aspirateur : si à l’époque de Sartre cet objet peut être considéré comme un objet de modernité, d’émancipation, à notre époque ce geste soulève d’autres représentations. Donc nous avons décidé de le garder mais d’en faire un objet ludique, qui emmène vers d’autres imaginaires. C’est aussi le but de cette mise en scène, réutiliser les ingrédients du théâtre de Sartre mais en s’amusant avec.  

© Isabelle Meister

Craignez-vous la réception de cette pièce, la possible critique de cancel culture ?

Non, j’assume complétement cette position-là. Pour moi, respecter une œuvre c’est essayer de la comprendre, essayer de poser un regard dessus, essayer de comprendre l’auteur quand il l’a écrite, d’en faire une traduction, une translation aujourd’hui. C’est ce que je fais en restant fidèle à l’objectif antiraciste de la pièce. Tant mieux si cela soulève des questions. Les questions sont complexes mais la fiction nous permet de traiter cette réalité qui traverse les époques. Notre souhait est que le public puisse avoir du plaisir à y entrer en se disant c’est une fable écrite par un homme il y a 75 ans sur une réalité américaine qui n’est pas du tout la nôtre, et qu’en même temps il y a des petites choses qui permettent de reconnaître l’actualité.

© Isabelle Meister

« La putain respectueuse » résumée par Selma Alaoui

« Il s’agit d’une pièce dont l’action se passe dans le sud des États-Unis dans les années 1940, donc dans l’Amérique ségrégationniste. Elle met en scène une femme, Lizzie, une prostituée blanche dont on sait qu’elle a quitté le Nord suite à des ennuis. Toute l’action de la pièce se passe dans une chambre modeste qu’elle a louée. Un homme noir se présente chez elle et très vite on comprend qu’il lui est arrivé quelque chose de tragique la veille, qu’il était dans un train avec un ami, noir également, que des hommes blancs sont arrivés, il y a eu une altercation, les hommes blancs ont tué son ami et lui s’est enfui. Lizzie a été témoin de ceci. Cet homme noir arrive et lui demande de témoigner en sa faveur, de dire la vérité. Tous les deux proviennent d’une classe populaire, et Lizzie travaille dans un contexte où la prostitution est interdite. Il s’en va et à la suite de cela, plusieurs hommes blancs vont intervenir : la police, le fils du sénateur et le sénateur. Uniquement des hommes d’autres classes sociales ou en tout cas qui sont à des endroits de pouvoir. Ils vont faire pression sur Lizzie pour qu’elle fasse un faux témoignage afin de faire condamner l’homme noir. » 

« La pièce soulève donc la problématique de ces rapports de pouvoir, entre qui a le pouvoir et qui ne l’a pas, donc entre blancs et noirs, hommes et femmes et classes sociales inférieures et classes supérieures. »

La putain respectueuse de Jean-Paul Sartre mise en scène par Selma Alaoui et interprétée par Jeanne De Mont, Djemi Pittet et Léonard Bertholet sera jouée du 27 mars au 30 avril au POCHE/GVE. Informations et billetterie sur le site Internet.

Tags sur cette publication
,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.