Au POCHE /GVE, le choc des titanides sensibles

© Isabelle Meister

Jusqu’au 12 mars, le POCHE /GVE accueille un face-à-face d’anthologie : adaptant un texte de Carles Batlle, Anne Bisang met en scène dans Still Life (Monroe-Lamarr) la rencontre fictive entre Hedy Lamarr et Marilyn Monroe, icônes de l’âge d’or hollywoodien à la sensibilité et au talent niés par une industrie du cinéma coercitive.

C’est peu dire que le pitch de la sixième pièce présentée au POCHE /GVE en cette saison de célébration des 75 ans du théâtre genevois est particulièrement alléchant. Nous nous retrouvons de fait projetés en 1962, à Hollywood, lors d’une journée où se déroule un événement à la symbolique particulière : une entrevue au sommet entre deux déesses du cinéma américain, deux femmes ayant été adulées et essorées tout à la fois par un monde du septième art oppressant, limitant et conditionné par le regard des hommes, qui n’a cessé de leur imposer un processus d’objectification cachant un mépris certain. C’est au lendemain de cette rencontre avec Hedy Lamarr que Marilyn Monroe se donnera la mort, vaincue par la somme de ses fêlures. Quatre ans plus tard, un ami de Marilyn, dans sa quête de vérité sur la disparition de cette dernière, fera à nouveau ressortir les démons de Hedy lors d’une autre visite…

Conditionnement et aliénation, première

Qu’on se le dise : ce Still Life (Monroe-Lamarr) est étourdissant, car il réussit avec acuité à célébrer les femmes tout en dénonçant la réification étouffante qu’elles subissent. Pour ce faire, la pièce introduit la figure d’individus qui ont incarné, à des époques différentes mais très rapprochées, l’idéal de beauté féminin : Lamarr, la brune hiératique et mystérieuse, a progressivement laissé sa place dans l’imaginaire érotique masculin à Monroe, la candide blonde pulpeuse. Pourtant, malgré des parcours de vie très différents, les existences de ces deux femmes perdues dans le star system hollywoodien se sont entrecroisées, entre soirées communes chez Eroll Flyn, collaboration avec Clark Gable, location du même appartement à quelques années d’intervalle et aventure avec John Fitzgerald Kennedy. Deux destins qui divergeront néanmoins, avec sur la fin une Hedy qui se résignera, portant un regard acerbe et désenchanté sur ce monde fait d’artifices, face à une Marilyn, prisonnière du joug de la fatalité, qui ne pourra pas survivre à toutes ces contraintes.

© Isabelle Meister

Ainsi, s’il y a bien quelque chose qui relie ces deux monstres sacrés du septième art, c’est leur aliénation dans un univers qui nie leur identité et leur vie intérieure propres. Dans la pièce, Marilyn, pour parler de leur condition commune, convoque l’allégorie de la nature morte, en s’identifiant à ces fruits mûrs condamnés à la pourriture sans alternative. Telles une orange et une pomme placées artificiellement dans un espace sordide, Lamarr et Monroe ont été disposées de scènes en scènes, de plateaux en plateaux, dans des positions passives décidées pour elles par d’innombrables producteurs et réalisateurs, mais aussi par le public, sans possibilité de pouvoir faire montre de la complexité de leur personnalité. Still Life (Monroe-Lamarr) évoque brillamment la question de l’enfermement de ces deux actrices dans une stature créée de toutes pièces, qui finit inlassablement par dépasser l’écran et polluer leur vie intime : nos protagonistes ont appris qu’une femme doit savoir être belle et désirable, et c’est à peu près tout. Point de place pour une intelligence particulièrement développée – Hedy a marqué l’histoire scientifique des télécommunications en inventant un moyen de coder des transmissions – ou pour une sensibilité artistique prononcée – Marilyn se rend chez Hedy pour acheter des toiles de maître.

Une mise en scène et une interprétation au service de la puissance du propos

Si le propos de Still Life (Monroe-Lamarr) résonne avec force, c’est pour trois raisons. D’abord, nous assistons à un théâtre très documenté, qui relate de nombreux événements véridiques de la vie personnelle des deux actrices tout en ajoutant savamment une dimension fictionnelle au récit. Le texte du Catalan Carles Batlle est dense, le flot de paroles soutenu : les échanges sur scène illustrent à merveille le sentiment de libération de deux femmes jusqu’ici soumises au silence et qui se découvrent, dans l’interconnaissance, des tourments communs. Ensuite, la mise en scène d’Anne Bisang, élégante et ingénieuse, se déploie dans un décor blanc prenant tant l’apparence d’un studio de cinéma que celle d’un grand appartement ; la disposition scénique permet ainsi d’accentuer le côté voyeur des projecteurs auxquels sont soumises Hedy et Marilyn dans leur existence de nature morte. Les allers-retours entre 1962 et 1966, savamment orchestrés, fonctionnent bien et donnent l’impression de contempler une mosaïque de moments vécus, comme autant de rushs d’un film dramatique avant son montage final. Finalement, Valeria Bertolotto (Hedy Lamarr) et Jeanne De Mont (Marilyn Monroe) brillent de mille éclats en interprétant deux femmes malades du male gaze et du carcan patriarcal : la majesté, la sensibilité et la justesse de leur prestation sont à applaudir sans réserve, tant la tâche d’incarner ces figures hors du commun peut paraître ardue sur le papier.

© Isabelle Meister

En définitive, Still Life (Monroe-Lamarr) rend un hommage à la fois sincère et circonspect au septième art, en multipliant les références à une époque révolue dont la dorure apparente a caché maintes fois insatisfactions et blessures, à cette usine à rêves dirigée par une industrie capitaliste vorace ayant brisé bien des destinées. Surtout, cette pièce plaît car elle joue avec tact et ambiguïté sur la notion de vrai et de faux, de déjà-arrivé et de fantasmé, brouillant la frontière entre historicité et fiction. Car après tout, la véracité des situations importe peu : Still Life (Monroe-Lamarr) reconnait enfin à sa juste mesure l’immense talent d’artistes femmes qui habitent l’inconscient collectif pour l’éternité.

Still Life (Monroe-Lamarr) est à découvrir jusqu’au 12 mars au POCHE /GVE. Toutes les informations pratiques sont à retrouver sur le site du théâtre.

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