De la tragédie de l’adolescence au POCHE /GVE

Pour l’ouverture de sa saison, le POCHE /GVE propose une réflexion autour de l’adolescence et de ses tourments en programmant Éveil/Printemps et Trigger Warning. Si la première pièce reprend le fameux texte de Frank Wedekind paru en 1891, la seconde, création du jeune auteur Marcos Caramés-Bianco, dépeint la réalité de notre époque. Malgré les cent trente années séparant ces deux textes, les thématiques abordées se répondent de manière troublante. Critique croisée.

À l’affiche jusqu’à fin octobre, Éveil/Printemps et Trigger Warning reviennent toutes deux sur une période charnière de l’existence d’un individu. Entre érōs et thánatos, la troupe du Poche crée des ponts entre deux pièces très éloignées sur le papier mais permettant toutefois une réflexion globale sur le passage à l’âge adulte et le deuil de l’enfance.

Éveil/Printemps et Trigger Warning : vulnérabilité et émois adolescents

Les corps bouillonnent, les sens s’éveillent, les aspirations intimes commencent à s’affirmer quand on a quinze ans. Épris·e·x·s de liberté et désireux·ses·x d’explorer les possibilités offertes par leur nouvel âge, Melchior, Moritz, Wendla et les autres flirtent avec les limites de la décence imposée par une société étouffée par des carcans pudibonds et conservateurs qui les mèneront finalement à leurs pertes. Âgé de vingt-six ans au moment de l’écriture de la pièce, Frank Wedekind a été confronté à la censure d’un texte jugé trop licencieux pour les codes de l’époque. Plus d’un siècle après, Mathieu Berthollet se réapproprie cette création au parfum de scandale pour en proposer une relecture pop, expressionniste et sensuelle, sous le titre stylisé d’Éveil/Printemps.

Swipe, like, scroll, follow… Si Trigger Warning est sous-titrée Lingua Ignota, c’est justement parce qu’elle reprend les codes linguistiques de l’adolescence contemporaine, élevés dans cette pièce au statut de dialecte. Ici, la gravité côtoie le trivial dans une immersion troublante dans les méandres des réseaux sociaux. Sur fond de slutshaming, un drame se noue sous nos yeux en présentant une galaxie de personnages aux prises avec leurs démons. Pendant une heure et quart, on suit tout particulièrement la descente aux enfers de Zed, traqué·e·x virtuellement par un tribunal populaire délivrant son jugement par écrans interposés.

© Dorothée Thébert Filliger

Une thématique semblable, des partis pris divers

Qu’on se le dise, Éveil/Printemps et Trigger Warning sont des pièces émotionnellement exigeantes pour le public. En effet, un certain trouble émane de ces deux créations. Si ce sentiment est amené dans Éveil/Printemps par le jeu des comédien·ne·x·s et l’usage qu’iels font de leur corps, c’est par le texte que Trigger Warning veut nous amener à la catharsis. Cette forme de malaise, volontairement et savamment mise en scène, a pour but de pousser à la réflexion, nous ramenant tous·tes·x à nos propres années d’explorations adolescentes. Mais les liens entre les pièces ne s’arrêtent pas là. Au niveau formel d’abord, on retrouve les mêmes acteur·rice·x·s, des costumes d’inspiration symbolique et une bande-son ironiquement acidulée. Thématiquement ensuite, sont figurées de façon proche l’expression de la violence physique et verbale ainsi que l’absence de surmoi typique de l’éveil à la vie d’adulte. Finalement, les lueurs d’espoir dans ces deux créations sont apportées par des amitiés salvatrices dans un contexte de parentèle démissionnaire et castratrice.

Les deux pièces nous laissent vidé·e·x·s. Pour l’une en raison de la richesse et de la densité du texte, pour l’autre parce qu’elle nous entraine dans un flot ininterrompu de notifications et de conversations virtuelles. On se retrouve happé·e·x·s, sans un instant pour reprendre notre souffle, dans un tourbillon nous projetant dans les drames qui se jouent sous nos yeux. Cet effet se trouve accentué par la scénographie, qui, bien que semblable pour les deux pièces, est utilisée de manière différente afin de soutenir les propos de chaque texte. Dans Éveil/Printemps, l’escalier monochrome semble autant de strates composant la psyché d’adolescent·e·x·s confronté·e·x·s à leurs explorations intimes et à leurs pulsions morbides. Ces mêmes marches, dans Trigger Warning, renvoient à l’état d’esprit confus et déstructuré de Zed, impression encore accentuée par l’imposante forêt de micros mise en scène par Isis Fahmy et entourant le public, comme autant d’échos des voix se manifestant en ligne.

© Carole Parodi

Un succès certain signé l’Ensemble du Poche

En définitive, les comportements sociaux incohérents et incontrôlables des adolescent·e·x·s, qu’ils soient de 1891 ou de 2022, sont incarnés avec une acuité douloureuse par l’Ensemble du Poche, qui réalise l’exploit d’interpréter simultanément deux pièces demandant un engagement physique et émotionnel total. Une réussite incontestable.

Les deux pièces sont à retrouver jusqu’au 23 octobre. Réservations sur le site du POCHE/GVE. Une discussion autour des désirs sexuels chez les adolescent·e·x·s est également organisée le 13 octobre en collaboration avec le centre Maurice Chalumeau.

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