Derborence, roman graphique d’amour et de mort

Il est de retour : après le succès critique de sa première bande dessinée Élise, le bédéiste et illustrateur genevois Fabian Menor publie Derborence aux éditions Helvetiq, un roman graphique adapté de l’œuvre emblématique de Charles Ferdinand Ramuz. L’artiste nous propose un récit bouleversant et à la complexité insoupçonnée, servi par un style graphique d’une grande beauté, qui rend compte avec acuité de l’aspect à la fois enchanteur et cruel de la montagne. Retour avec l’auteur sur la réalisation de ce projet.

Un peu plus de deux ans se sont écoulés depuis notre dernière rencontre avec Fabian Menor ; le bédéiste né en 1997 nous avait alors accordé un entretien retraçant son parcours personnel et le processus de création de sa première bande dessinée, Élise, inspirée de l’histoire de sa grand-mère. Depuis, Fabian a continué son petit bonhomme de chemin dans le monde du neuvième art, jusqu’à publier le mois passé Derborence, une adaptation tout en cases et en bulles du célèbre roman de Charles Ferdinand Ramuz. « Après la sortie d’Élise, j’ai eu la chance de trouver une place en atelier aux Studios Lolos à Carouge. Puis, les choses se sont enchaînées assez vite : les éditions Helvetiq m’ont appelé pour me proposer de participer à Ramuz Graphique, leur projet d’adaptation en bande dessinée des œuvres phares du fameux écrivain. Ils m’ont laissé le choix du roman, lequel s’est rapidement porté sur Derborence. En tout, le processus de création s’est étalé sur une année », nous raconte le jeune auteur.

Fabian Menor apprécie particulièrement la possibilité d’inventer, à travers son art, des personnages complexes.

Si Fabian a jeté son dévolu sur cette œuvre sombre et poignante, qui narre la relation amoureuse entre Thérèse et Antoine bouleversée par un éboulement dévastateur survenu aux Diablerets en 1714, c’est parce qu’elle aborde des thématiques qui le touchent profondément, au premier rang desquelles l’amour et la nature. « Je trouve particulièrement intéressant que l’élément déclencheur de la catastrophe au cœur de l’histoire soit naturel. Dans Derborence, le problème n’est ni technologique ni humain, il n’y a pas réellement de méchant désigné ; l’éboulement est le résultat des forces de la nature, qui sont insondables et sans intention manifeste », nous explique le Genevois. Surtout, Fabian aime le côté universel et intemporel de ce récit, qui évoque une histoire d’amour touchée par le tragique et qui pourrait se dérouler dans bien d’autres contextes que ceux de la montagne et du XVIIIe siècle.

Une envie : rester fidèle à l’esprit de Ramuz

N’ayant encore jamais lu de récit de Ramuz avant de se consacrer à l’adaptation de ce monument littéraire, l’auteur estime que son regard neuf et sa neutralité initiale vis-à-vis de l’œuvre de ce géant de la littérature romande ont constitué un atout ; Fabian a ainsi abordé ce projet sans complexe émotionnel, ce qui lui a permis d’effectuer un travail de recherche et de création plutôt serein. « J’ai lu Derborence au moins trois fois : d’abord en me concentrant sur l’histoire, avant de la relire de façon plus technique, en sélectionnant des passages, en soulignant les phrases que je souhaitais réutiliser, en commençant à former des images dans ma tête. En parallèle, je rédigeais mon synopsis. » Côté technique, le bédéiste évoque son amour pour le travail manuel, loin du numérique, et explique que la manière d’écrire de Ramuz, très brute et naturelle, parfois rude et toujours sans fard, lui a donné envie d’utiliser du matériel un peu abimé, tels que de vieux pinceaux ou un calame. « Quand tu adaptes une œuvre, je pense qu’il faut savoir être capable de se mettre à la place de son auteur. J’aime l’idée de penser mes dessins du point de vue de Ramuz, en essayant de retrouver son état d’esprit au moment de rédiger son roman. »

Le bédéiste né en 1997 publie, après « Élise » en 2020, sa deuxième bande dessinée.

Néanmoins, dans la vie de tous les jours, Fabian le « gamin des villes et randonneur du dimanche » évolue bien loin de l’ancrage plus montagnard de l’écrivain vaudois. Ce processus de création a ainsi été l’occasion pour l’artiste de se confronter à un contexte qui n’est pas le sien et dont il ne maitrise pas tous les codes. « Je ne voulais surtout pas tomber dans le fantasme de la carte postale et adopter le point de vue du citadin qui idéalise le monde alpestre car il le méconnait. Je désirais vraiment essayer de dépeindre la montagne de Ramuz, en cherchant à la comprendre », souligne-t-il.

Des montagnes et des humains

L’humilité de Fabian face à la montagne se révèle dans son travail magistral sur la scène de l’éboulement, événement central dans Derborence : pour dessiner la dizaine de pages grandioses illustrant cette catastrophe, le bédéiste s’est beaucoup renseigné sur la topographie du lieu, d’une part en se rendant sur place et d’autre part en survolant l’endroit via Google Earth. La composition d’une telle scène a donc nécessité une grande réflexion. « Je suis toujours impressionné par la déformation soudaine du paysage qui est capturée de loin par certaines vidéos de catastrophes naturelles. J’avais également envie de contraster le texte et l’image : je tenais à introduire le phrasé poétique de Ramuz pour décrire Derborence avant de laisser place à la violence de l’éboulement. Ainsi, dans ma BD, le point de vue de départ sur l’éboulement est assez éloigné, du texte demeure présent, avant un zoom progressif qui débouche finalement sur de l’émotion pure ; il n’y a alors plus de mots, car l’entièreté des pages vise à représenter la puissance de cette catastrophe. »

Le scène de l’éboulement, particulièrement intense, marque le tournant du récit.

Bien sûr, toute reprise contemporaine d’une œuvre classique porte la marque de son adaptateur. Ainsi, si la trame de sa bande dessinée est fidèle au roman, Fabian explique avoir ajouté quelques scènes absentes du récit original et qui mettent surtout en avant le personnage de Thérèse, pour lequel il a beaucoup d’affection. « Pour moi, cette femme représente la vulnérabilité de l’être humain face à la nature. Sa situation est dramatique : elle est amoureuse d’un garçon dont elle ne sait pas s’il reviendra suite à l’éboulement, alors même qu’elle est enceinte de lui. La malédiction tombe d’un coup sur elle : elle doit faire face à la solitude et surtout à l’idée d’élever potentiellement seule son enfant. » Toutefois, fidèle à l’esprit de Ramuz, l’auteur ne fait pas de Thérèse une figure timorée. Au contraire, il appuie sur sa révolte, sa résilience et son courage, lesquels permettent à la protagoniste de se transcender et d’affronter les éléments pour escalader la montagne et tenter de retrouver son mari. « Je pense que l’on comprend les gens par leurs actions plutôt que par leurs mots : pour saisir la portée de l’amour de Thérèse, il faut regarder ce qu’elle fait pour Antoine. »

Des projets plein la tête

À l’heure de tirer un premier bilan de cette nouvelle aventure artistique, Fabian note que l’un de ses objectifs à l’avenir sera de continuer à chercher une forme d’équilibre entre la sincérité qu’il trouve dans l’élaboration de croquis, une pratique qui le passionne, et un certain aboutissement graphique. L’artiste explique aussi que sa plongée dans l’univers de Ramuz lui a donné envie d’écrire. C’est qu’il ne manque pas de projets : ces derniers temps, il travaille, conjointement avec Jean-Philippe Kalonji et Yrgane Ramon, sur une bande dessinée constituée de trois récits retraçant l’histoire de migrants arrivés à Genève durant la crise migratoire en tant que mineurs non accompagnés. « Le but est d’illustrer leur parcours entre leur lieu d’origine et Genève, de même que leur vécu après leur arrivée en Suisse. En vingt-cinq pages par personnage, nous souhaitons essayer d’entrer dans leur tête, afin de raconter des fragments de leur vie. » En parallèle, Fabian travaille sur plusieurs mandats, dont la création de l’affiche de la prochaine Course de l’Escalade, et demeure passionné par l’animation, dans laquelle il aimerait peut-être se lancer un jour.

Pour ce projet, Fabian Menor s’est frotté à l’univers de la montagne, duquel il est peu familier.

Par ailleurs, après avoir fini son travail sur Derborence en début d’année, le bédéiste s’est rendu au Bénin pour une résidence littéraire dans le cadre de la correspondance entre auteurs romands et africains organisée par l’écrivain helvético-camerounais Max Lobe. Cette expérience importante a notamment permis à Fabian de retrouver une spontanéité semblable à celle qui caractérise le milieu latin dont il est issu. « Dans mes deux premières bandes dessinées, je n’ai pas traité mon côté plus exotique, qui est toutefois très présent en moi et qui compte beaucoup à mes yeux. Si j’éprouve du plaisir à explorer des mondes qui ne sont pas forcément les miens, j’ai plus de difficulté à aborder des choses qui me sont proches par peur de ne pas le faire assez bien. » Mais l’envie est là. Nul doute que Fabian Menor nous réserve, pour les années à venir, encore bien des surprises et d’excellentes découvertes bédéesques.

Derborence est à retrouver en librairie et sur le site des éditions Helvetiq. Fabian Menor expose également jusqu’au 23 avril à la galerie Papiers Gras des planches originales de sa BD ainsi que des illustrations d’après son voyage au Bénin.

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