Fondation Martin Bodmer: Germaine de Staël et Benjamin Constant. L’esprit de liberté

Élisabeth-Louise Vigée Le Brun, Portrait de Germaine de Staël et sa fille Albertine, huile sur toile, coll. Château de Coppet

La Fondation Martin Bodmer accueille jusqu’au 1er octobre une exposition consacrée à l’œuvre et à la vie du « couple » formé par Germaine de Staël et Benjamin Constant. Entretien avec Jacques Berchtold, directeur de l’institution et l’un des commissaires de l’exposition.

 

Quelles raisons motivent le choix d’une exposition consacrée au couple Germaine de Staël – Benjamin Constant plutôt qu’à l’une des deux figures saisie dans sa singularité ?

Anonyme, Portrait de Benjamin Constant vers 1815, huile sur toile, Musée Carnavalet, Paris

Premièrement, il s’agit de célébrer un double anniversaire, le bicentenaire de la mort de Germaine de Staël (1766-1817) et les 250 ans de la naissance de Benjamin Constant (1767-18300), un événement que la France a fait classer à l’UNESCO comme une grande cause de célébration historique internationale. Par ailleurs, cette double exposition permet de suivre deux destins croisés, marqués par leur rencontre en 1794 et scellés par un pacte d’engagement réciproque deux ans plus tard, qui suivront toutefois des cours quasiment opposés. En effet, tandis que Germaine de Staël, née à Paris d’un père genevois alors ministre des finances de Louis XVI, sera enterrée en Suisse romande à Coppet où elle vécut en exil sous Napoléon, Benjamin Constant suivit une trajectoire inverse : né à Lausanne, il deviendra un grand homme de la politique française, député et tribun dont les discours surent marquer son temps. Enfin, au-delà des rapprochements biographiques, l’association des œuvres de ces deux penseurs majeurs de la modernité fait sens dans la mesure où leurs écrits respectifs sont fortement marqués par ceux de l’autre, donnant souvent l’impression d’être rédigés à quatre mains.

L’appareil promotionnel de l’exposition Germaine de Staël et Benjamin Constant semble vouloir mettre l’accent sur la notion de liberté comme l’un des dénominateurs communs de ce couple d’intellectuels. Quel rôle cette notion a-t-elle joué dans leur trajectoire respective ?

Germaine de Staël, Réflexions sur le suicide, fragment du manuscrit autographe, vers 1813

Mme de Staël et Benjamin Constant, pionniers du libéralisme, ont attaché une grande importance à la notion de liberté, défendant des causes aussi nobles que l’abolition de l’esclavage, rétabli par Napoléon, les droits individuels et la légitimité de la Révolution française, ce qui ne les empêcha pas de critiquer ce qu’ils considéraient comme ses fourvoiements, du régime de la Terreur au despotisme de l’Empire. Dans un esprit du même ordre, Germaine de Staël, fervente admiratrice de Rousseau, ne critiqua pas moins le rôle subalterne accordé aux femmes dans L’Emile et défendit la légitimité du suicide dans un fragment acquis par Martin Bodmer, qui est d’ailleurs présenté dans l’exposition. Ainsi, nous devons beaucoup à ces deux esprits adeptes du progrès, qui œuvrèrent de façon constructive pour que l’Europe postnapoléonienne profite de ce qu’il y avait de bon aux racines mêmes de la Révolution. En leur temps, la ligne médiane qu’ils défendaient fut la cible d’attaques aussi bien de la part des républicains radicaux que des royalistes. L’exposition montre d’ailleurs certains pamphlets dirigés contre Mme de Staël ainsi que des caricatures de Benjamin Constant, surnommé par ses détracteurs « Constant l’inconstant », en caméléon et en girouette.

En quoi consistent leurs apports respectifs sur le plan de la création littéraire ?

Germaine de Staël, De l’Allemagne, première réimpression, 1813, Fondation Martin Bodmer

D’abord, les deux auteurs ont su concevoir le roman comme une forme digne d’intérêt, aussi important que le traité politique, dans la lignée de Montesquieu dont les Lettres persanes sont tout aussi imprégnées de pensée politique que L’esprit des lois. De son côté, Germaine de Staël défendit une vision cosmopolite de la littérature, notamment à travers son essai De l’Allemagne (1813) qui vise à donner accès aux Français à la littérature allemande contemporaine – une attitude que Napoléon jugea antipatriotique. Benjamin Constant, dont certains des journaux sont exposés, est quant à lui considéré comme à l’origine de la pratique littéraire du journal intime. Rédigés avec l’obsession que Mme de Staël ne puisse pas les lire, ils présentent un éventail de techniques de cryptage, dont un système chiffré : lorsque Constant voulait signaler une relation sexuelle avec Germaine de Staël, il notait 1, le chiffre 2 indiquait une dispute, etc. Toutefois, leurs écrits sont loin de se limiter au seul domaine littéraire et les deux ont produit des ouvrages politiques plus théoriques, tels Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution (1798) de Germaine de Staël ou les Principes de politique (1815) de Benjamin Constant. L’exposition présente un riche panel de premières éditions et de manuscrits autographes des deux auteurs, les Amis de la Fondation Martin Bodmer ayant à l’occasion de l’exposition offert à notre institution la plus belle collection d’imprimés originaux de Mme de Staël, réunie par le Genevois Jean-Daniel Candaux.

 

 

Propos recueillis par Emilien Gür

Exposition « Germaine de Staël et Benjamin Constant. L’esprit de liberté », jusqu’au 1er octobre, Fondation Martin Bodmer, 19 route Martin Bodmer, 1223 Cologny, fondationbodmer.ch/

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