L’utile et l’agréable de Jeanne Tara

©Carla da Silva

Jusqu’au 8 avril, Jeanne Tara présente son exposition L’utile et l’agréable à andata.ritorno – laboratoire d’art contemporain. La jeune artiste nous reçoit et nous parle du processus derrière ses créations entre sculpture, architecture et installation. 

Jeanne Tara, un bref portrait

Jeanne Tara s’est dirigée vers les beaux-arts et a étudié à la Haute École d’Art et Design de Genève (HEAD), puis à l’École de Recherche Graphique de Bruxelles. À l’origine, elle s’est surtout orientée vers la peinture et le dessin, mais elle s’éloigne de plus en plus de ces médiums au profit de la sculpture et d’une recherche installative dans l’espace. Il faut dire qu’avant de s’adonner aux arts visuels, Jeanne Tara a suivi une formation intensive de danse classique et contemporaine et ce jusqu’à ses dix-huit ans, ce qui a fortement marqué son rapport au corps et aux gestes. Aujourd’hui, cela se traduit par la volonté de mettre en place des expositions qui s’expérimentent dans l’espace et dans le corps des visiteur·euse·x·s. 

© Carla da Silva

L’utile et l’agréable, un questionnement

Lorsque l’on arrive dans la galerie andata.ritorno et que l’on découvre le travail de Jeanne Tara, on est d’abord frappé par la sérénité qui enveloppe le lieu. L’artiste crée des couches narratives réelles ou fictives que nous serons libres de vivre pleinement, dans nos corps et dans nos têtes. L’exposition de Jeanne Tara soulève diverses questions, dont celle, comme le titre l’indique, de la frontière entre utile et agréable. « De manière générale, les ornements étaient des éléments de prestige pour montrer qu’on avait les moyens de se payer des artistes qui venaient décorer les bâtiments et qu’on pouvait se permettre de s’offrir quelque chose qui n’est pas utile ou fonctionnel. Aussi, on parle des bâtiments en fonction de quel grand architecte en a supervisé la construction ou en l’hommage de qui ils ont été érigés, mais il y a tous ces corps invisibles derrière, artisan·ne·x·s, ouvrier·ère·x·s, qui ont été les forces de travail. Je voulais tourner le regard vers cette partie de l’histoire qui a été balayée. » C’est donc un regard anthropologique que l’artiste a incorporé à ses œuvres.

« Le fil conducteur de mon travail est une recherche autour de l’architecture comme prisme pour observer le monde », explique-t-elle. Un premier point que l’artiste ré-interprète en s’intéressant tout particulièrement aux questions d’ornements, à la façon dont ceux-ci ont été utilisés comme un langage dans l’architecture et comment « nous spéculons sur une culture à travers des ruines ou des traces ».

Pour ce faire, Jeanne s’intègre et dialogue avec l’espace in situ. Au cœur de ce bâtiment industriel de la fin du XIXe siècle à l’architecture fonctionnelle, elle impose une distorsion : un anachronisme surprenant. Aux colonnes de fonte blanches, elle appose des chapiteaux de colonnes reproduits de la Cathédrale Saint-Pierre qui s’intègrent parfaitement au lieu. Un autre mélange des temporalités attire le regard lorsque l’on se tourne vers les grandes fenêtres de la galerie : une toile de textile et latex reprend leurs dimensions tout en s’ornant d’éléments décoratifs de façades d’immeubles. Comme pour les chapiteaux de colonnes, il s’agit ainsi d’incorporer un peu de la culture locale avec des symboles genevois. 

© Carla da Silva

L’inversion du réel

Aux murs, une longue ligne horizontale est créée par des éléments de corniches de balcons, reproduits par l’artiste en cire d’abeille. Ceux-ci suggèrent un espace nécessitant un soutien, comme un balcon. Inexistant, c’est notre imaginaire qui est amené à créer ce niveau supérieur, ce « plafond fantomatique », tandis qu’à l’inverse un toit en tuiles de céramiques sort du sol. Là aussi, l’artiste donne aux visiteur·euse·x·s l’opportunité de spéculer. L’ensemble de l’exposition joue avec les inversions de niveaux, avec ces éléments qui normalement soutiennent, placés en hauteur, et ceux qui surplombent, au sol. « Cette inversion permet de tisser des liens avec les catastrophes naturelles. Par exemple avec la ville de Venise qui s’affaisse petit à petit et, à l’inverse, les vestiges qui émergent, qu’on découvre en creusant. » 

L’objectif est pluriel puisque l’inversion des niveaux permet également de questionner les relations de domination et de pouvoir : « Ce sont beaucoup des éléments qui nous surplombent dans la vie et nous observent depuis le haut, ce qui marque un rapport de pouvoir. Je désirais donc jouer à les inverser et voir comment on se sent dans un espace soit qu’on domine soit qui nous domine. »

La deuxième pièce de l’exposition transporte les visiteur·euse·x·s dans une expérience immersive. « J’avais envie d’amener une transformation de la réalité », nous dit Jeanne Tara. Une réussite, puisque le changement d’atmosphère laisse croire à un rêve, un mirage, enveloppé dans la lumière du dehors filtrée en jaune sépia. On retrouve dans cette pièce des éléments ornementaux déjà observés, mais qui cette fois semblent flotter ou émerger du sol, tandis qu’une maquette de la galerie projette de la lumière dans un mouvement régulier, à la manière d’un phare. C’est là une dernière inversion qui couronne l’exposition, avec la reproduction de ce qu’il se passe dans la galerie au passage des phares de voitures ou simplement avec les mouvements des nuages, en faisant jaillir la source lumineuse de l’intérieur de la maquette et non du dehors. 

L’exposition est à découvrir encore jusqu’au 8 avril, en présence de l’artiste chaque samedi. 

© Carla da Silva

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