Vous les connaissez sans doute comme membres du groupe 274, qui rythme la culture urbaine genevoise depuis dix ans maintenant : Payne et Rakah sont de retour avec un projet qui devrait sortir au printemps, à la proposition rap très cloud qui ne trahit pour autant pas la centralité du texte et du rythme qui a toujours caractérisé ces amoureux du rap. Le clip de leur dernier single Éveillé, signé Moreno Cabitza et particulièrement réussi, est à découvrir de toute urgence, en attendant d’en entendre davantage.
Salut à vous deux ! Pourriez-vous nous parler de votre parcours dans la musique ?
Rakah : À l’origine, on faisait partie, dès le début des années 2010, d’un même groupe de potes qui gravitait vers Carouge et qui se rejoignait autour d’un amour commun pour le rap. Personnellement, je faisais déjà du rap de mon côté avant de connaître cette team, puis j’ai rencontré Sai, qui fréquentait comme moi les arts appliqués, et qui commençait dans ce milieu avec son meilleur pote Beni. On avait 16 ans. À partir de là, on a commencé à rapper tous ensemble, de façon très amateure, sans studio ; on participait alors à quelques open mic à gauche et à droite. Le premier son que l’on a sorti doit dater de 2012, quelque part par là.
Payne : Effectivement, chacun rappait de son côté avant que l’on se rejoigne. On se connaissait néanmoins déjà tous plus ou moins de vue, car à l’époque peu de personnes rappaient à Genève ; tu finissais rapidement par identifier les personnes qui se lançaient là-dedans. On a officialisé notre groupe sur le morceau Poussière, qui marque la transition d’une simple bande de potes à un véritable collectif de musique. Je dirais que le tout s’est concrétisé et consolidé lors du tournage du clip de ce son, qui s’est déroulé à Satigny. 274, le nom du groupe, représente en fait la date à laquelle le clip a été réalisé ; cela montre bien qu’à l’époque, on était juste là pour kiffer la musique, sans réfléchir à l’image que l’on souhaitait renvoyer. C’est à partir de cette période que l’on a commencé à se produire dans des endroits comme L’Usine et à sortir de Genève pour aller rapper à Yverdon ou à Montreux par exemple.
Rakah : Par la suite, on s’est un peu tous éparpillés, de par les vies de chacun qui ont divergé et notre entrée dans la vie active. On se retrouvait alors à faire de la musique en plus petits groupes ou duos au sein même du groupe. Par contre, aucun d’entre nous n’a jamais arrêté d’écrire ou de s’enrichir en écoutant de nouveaux sons. On s’est tous retrouvés quatre ou cinq plus tard : on est ressortis de cette période plus creuse en ayant acquis beaucoup de maturité et avec l’envie de balancer de nouveaux morceaux.
Pourquoi vous lancer dans un projet en duo ? Comment expliquer cette volonté de construire quelque chose en commun ?
Rakah : Il faut savoir que, de base, Payne et moi sommes les moins proches du groupe. Ça ne matchait pas trop entre nous au début, sans doute du fait que l’on a des parcours différents et que l’on ne vient pas du même milieu. Puis le temps est passé, on s’est rapproché, et maintenant on fait partie des meilleurs potes l’un de l’autre.
Payne : Je pense que ce qui nous rejoint beaucoup les deux, si l’on a évidemment intégré les codes boom bap et underground acquis aux débuts de 274, c’est le fait que l’on a toujours beaucoup aimé chanter, et notamment s’occuper des refrains sur les sons. Par ailleurs, humainement on se retrouve sur beaucoup de choses : on partage de nombreuses discussions interminables et on a adopté un fonctionnement commun qui marche bien.
Et votre projet à venir, comment s’est-il matérialisé ?
Payne : On s’est rendu compte de la symbiose qui existe entre nous deux lors d’une session il y a deux ou trois ans, pour laquelle on est allé dans le chalet d’un pote à Verbier. Il s’agissait en quelque sorte des retrouvailles du groupe lors d’une semaine d’immersion où l’on a enregistré quelques sons. En est notamment ressorti un feat qui s’appelle Pressé, qui paraîtra sur notre projet, que l’on a réalisé à deux ; c’est là que l’on a capté que l’on voulait monter un duo ensemble. Les autres membres du collectif se sont également rendu compte de notre potentiel commun à ce moment-là.
Rakah : Certains morceaux, comme Éveillé, dont on a récemment sorti un clip, ont trois ans. Le reste des morceaux a été travaillé avec Dyd, qui est un talentueux chanteur et beatmaker. L’idée était de bosser avec lui sur les prods pour réaliser des sons très cloud. Sur ce projet, qui sortira normalement au printemps, je pense que l’on a construit une nouvelle façon de bosser des morceaux à deux. On peut d’ailleurs dire qu’il est l’aboutissement, la synthèse de dix ans de musique. On espère que le public pourra retrouver ce cheminement d’influence, du boom bap à la trap.
Est-ce que vous pourriez justement nous parler du clip d’Éveillé, sorti début décembre ?
Payne : Il faut savoir qu’il s’agit d’un morceau que l’on a enregistré quatre ou cinq fois. Un pote réalisateur, Moreno Cabitza, qui a fait l’ECAL, a tout de suite adoré ce son. Il ne nous a carrément pas laissé le choix, puisqu’il a voulu directement en tirer quelque chose de visuel. On s’est alors lancé dans cette aventure et on a totalement respecté le timing de Moreno et ses idées ; il a eu pour ainsi dire carte blanche.
Rakah : On voulait faire se rencontrer nos univers, entre la musique et le cinéma. Il faut souligner que c’est la première fois que Moreno réalise un clip de rap ; à la base, il ne possède pas tous les codes de ce genre particulier. C’est aussi pour cela que l’on a pensé que le résultat de ce clip serait beaucoup plus intéressant et original que les street clips habituels, dont on en a, on ne va pas se le cacher, un peu marre. Tout a été réalisé en indépendant, avec une équipe de fou qui a produit un boulot monstre.
Payne : Quand on s’est retrouvé avec le clip finalisé, on s’est d’abord demandé ce que l’on devrait en faire. Moreno l’a alors envoyé à un festival de films, le Tourne-Films Festival Lausanne, qui organisait la soirée Eclipse au Groove à Genève, pour laquelle il a été sélectionné. Le deal avec les organisateurs était d’y montrer le clip en avant-première, de le sortir le lendemain, et dans l’intervalle de venir faire quarante minutes de concert dans le cadre de cet événement.
Comment décririez-vous cette expérience ?
Rakah : Nous n’avions plus fait de scène depuis bien longtemps et même jamais fait de scène à deux. On a toujours été en groupe, et se retrouver en duo change énormément la dynamique. À sept ou huit, tu peux t’effacer plus facilement derrière les autres, cela te permet également une marge d’erreur plus grande car tu sais que quelqu’un va rattraper tes gaffes. Mais, en comparaison, à deux tu as le plaisir de pouvoir prendre plus de place et de proposer quelque chose de plus abouti, mais aussi de plus personnel.
Payne : Il faut savoir que, quand on nous propose ça, on a seulement trois semaines pour préparer le tout. On a alors réenregistré tous les morceaux du projet, et on s’est vu presque tous les jours pour retaper nos prods et créer notre playlist de concert. On a éprouvé alors beaucoup de plaisir à répéter pour cette occasion, à retrouver à deux ce que l’on vivait à huit. À la seconde où l’on s’est retrouvé sur la scène du Groove, c’est le plaisir de pouvoir vivre ce moment qui a prédominé. Le plus important était clairement de rallumer la flamme. Ce qui est tout bénéf’, c’est le fait de constater que nos potes sont venus en nombre pour nous soutenir et de voir que les retours des organisateurs se sont révélés super positifs.
Quel regard portez-vous sur la scène rap à Genève ? Et plus globalement, comment jugez-vous cette ville, dont vous proposez une vision assez dystopique dans votre clip ?
Payne : On est super fiers de venir de cette ville, mais cela n’a pas toujours été le cas. Plus jeune, c’était plus dur de s’assumer en tant que rappeur : le stigmate du rappeur voyou, bad boy, te suivait à la trace. Il a fallu se construire en partant (et en s’éloignant) de cette identité-là.
Rakah : Pour ce qui est du clip, on l’a axé sur les clichés entendus sur Genève. Cela nous a paru drôle de prendre les faiblesses potentielles du rappeur genevois pour en faire une force. On s’est donc focalisé sur la rue du Rhône, qui est symboliquement importante, pour montrer que c’est dans ce cadre décalé que se déploie le rap que tu entends.
Comment décririez-vous l’identité musicale de votre projet ?
Rakah : Comme on écoute beaucoup de musiques de styles différents, on est capables de faire des morceaux variés. Mais dans ce projet plus spécifique, on est sur de la trap, sur quelque chose de très cloud. On aime le texte, car c’est de là d’où vient la base de notre identité, mais ce sont des paroles souvent très imagées, métaphoriques.
Payne : On aime avant tout la musicalité, le travail sur la mélodie ; on affectionne le fait d’être de quasi-chanteurs, tout en conservant nos codes boom bap, c’est-à-dire un sens précis du rythme et du placement.
Rakah : En termes de thématiques, on évoque surtout dans ce projet le rapport ambigu entre la haine et l’amour. Nous sommes tous les deux des personnes très sensibles : on a envie de comprendre cette sensibilité, de l’anesthésier parfois car elle peut nous faire souffrir, mais toujours de la faire ressortir quand on se met à écrire. On espère de tout cœur que cette sensibilité touchera notre audience.