En cette fin d’hiver, EPIC te propose trois portraits de créateur·rice·x·s alliant art et engagement. Toutes les deux semaines, découvre l’univers de l’un·e·x d’entre eux·elle·x·s et ses créations aussi hautes en couleur qu’en militantisme. Après Léo Makes Stuff il y a deux semaines, EPIC te présente Ursina Ramondetto et le cheminement holistique derrière ses pratiques et son processus de création.
Hello Ursina, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ?
Petite-fille de paysans des montagnes grisonnes, je suis née sur la côte d’or du lac de Zürich en 69. Adolescente dans les années 80, j’ai grandi avec le nuage de Tchernobyl et le spectre d’une possible guerre nucléaire. La maladie et la mort de mon Papa durant cette même période, ainsi que le cheminement spirituel de ma Maman ont certainement contribué à développer ma sensibilité et ma sollicitude pour la vie. La seule façon pour moi de supporter son impermanence, je l’ai trouvée en lui portant attention et soin, en la célébrant par la création.
Quel a été ton parcours artistique ?
En 1990 l’amour et l’art m’ont portée au bout du lac Léman, où je vis et travaille depuis. Durant mes études à l’ESAV (actuelle HEAD) à l’atelier de Silvie Defraoui, j’ai exploré autant la vidéo que le dessin, la peinture et la photo. Après quatre ans d’études, j’ai eu besoin de prendre de la distance avec le monde de l’art contemporain. J’avais l’impression de ne pas y être à ma place, que mon chemin devait passer par les traverses, les broussailles de la vie. Pendant quelques années, j’ai mis ma pratique artistique en veille et me suis principalement dédiée à nos trois enfants. Une fois nos filles un peu plus grandes, j’ai commencé à travailler avec des personnes en situation de vulnérabilité.
Comment es-tu revenue à tes pratiques artistiques ?
Dix ans après la fin de mes études et la naissance de notre ainée, j’ai ouvert une boutique de créateur·rice·x·s à Genève avec deux autres mamans du quartier. Durant les trois ans qu’a duré cette aventure a germé en moi le besoin de recréer des choses. Avec un second souffle, j’ai repris ma pratique artistique en 2008. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que le tricot était la seule pratique créatrice qui ne m’avait jamais quittée durant toutes ces années. Et j’ai pris conscience de toute la richesse de l’héritage que mes grand-mères m’avaient laissé. Elles m’avaient transmis leur savoir-faire des arts du fil et du textile. Les gestes du tricot, du crochet, du tissage, de la couture et de la broderie étaient gravés dans mes mains depuis toute petite. Alors j’ai commencé à renouer, fil après fil, avec ma force créatrice en intégrant peu à peu ces techniques artisanales dans ma pratique artistique. En parallèle j’ai commencé à transmettre mon savoir-faire et à animer des ateliers d’expression créatrice. En 2012 j’ai repris une arcade aux Grottes à Genève, quartier où j’ai vécu pendant vingt ans. Knitabit était mon petit espace dédié aux arts du fil, où j’ai créé, exposé, invité d’autres créateurixes et donné des cours pendant quatre ans.
Ton atelier est désormais à Picto, peux-tu nous en dire plus ?
En 2016 était venu le temps pour moi de sortir un peu de « mon » quartier. J’ai déménagé mon atelier à Picto, espace de production artistique. Ce changement m’a permis de me concentrer sur ma recherche artistique personnelle et de tisser de nouveaux liens avec d’autres artistes. A Picto, nous sommes près de nonante artistes à travailler, toutes disciplines confondues. Ce terreau fertile est pour moi un fabuleux incubateur d’idées, de pensées et d’échanges, dont naissent parfois de très belles collaborations. Ainsi, depuis deux ans une nouvelle dimension s’est ajoutée à ma pratique artistique, avec des projets d’art participatif et d’action collective.
Peux-tu nous parler de ces collaborations ?
J’ai notamment été invitée par République éphémère à concevoir et créer un objet de tricot collectif durant le feuilleton théâtral VOUS ÊTES ICI. J’ai aussi collaboré avec la Cie LaBaZooKa du Havre sur la CRÈCHE VIVANTE, projet d’ateliers de tricot participatifs et de performance. La BCULausanne m’a offert carte blanche durant le Festival Les Créatives 2021, et j’ai proposé TISSER DU LIEN, BRODER DES MOTS, une exposition et un atelier de broderie collective. En ce début d’année j’ai été invitée par Dorothée Thébert et Filippo Filliger à tisser mon fil à leur histoire. Ainsi, nous avons convié le public à SOIGNER LE LIEN, en créant des objets de soin et en tissant ensemble la cabane que mes hôtes ont construite dans le cadre de leur résidence dans le jardin d’Utopiana à Genève. Et d’autres jolis projets se profilent à l’horizon 2022.
Au niveau des créations, peux-tu nous présenter ce que tu fais ? Quelles sont les différentes formes artistiques à travers lesquelles tu t’exprimes ?
Je travaille avec toute sorte de matières et techniques et souvent par série. Dessins, peintures, photos, objets tricotés, crochetés, brodés, tentures tissées ; mes pièces sont incantation, convocation rituelle, une invitation à penser et faire ensemble, avec le magique et le sacré. Elles sont célébration de la vie.
Dans ma recherche de plasticienne, je questionne de manière intuitive et organique l’intime, nos liens au vivant, les relations entre tout Être. Quand je travaille, j’essaie d’instaurer un flux d’échanges permanents entre la matière, mon cœur, mes émotions et mes mains. Je convoque et me laisse convoquer par multitudes de matières et d’objets, ainsi que par mon histoire personnelle, les vivant·e·x·s, les mort·e·x·s qui la peuplent. En leur compagnie, je me laisse guider par mon intuition pour tisser, nouer, emmêler, broder, entrelacer fils, végétaux, graines, plumes, coquillages, os et tonsures glanés aux fils des années, Turquoises et Lapis Lazulis hérités de ma maman guérisseuse, en leur portant soin et gratitude. Par cette création sympoïétique, j’espère laisser infuser et charger mon travail de l’énergie puissante et sacrée de la vie, de notre connexion et interdépendance avec tout Être et forme du vivant.
À côté de ma pratique artistique, je continue toujours à transmettre mon savoir-faire et à travailler régulièrement avec des personnes en situation de vulnérabilité. J’ai l’impression d’avoir trouvé un bel équilibre entre ma pratique artistique personnelle et mon amour pour le lien, la transmission et l’échange. Je me sens tisseuse de liens autant dans mon processus créatif que lors de mes cours et interventions dans divers contextes sociaux et culturels.
Y a-t-il une dimension militante ou engagée derrière tes œuvres et créations ? Si oui, peux-tu nous en dire plus ?
Depuis mon adolescence, des questions environnementales et sociales, nos liens au vivant sont au centre de mes préoccupations. Prendre conscience de l’impermanence de notre existence et de celle des autres créatures sur cette Terre peut être extrêmement violent et susciter des sentiments de souffrance, d’impuissance et de désespoir. Dès lors, comment vivre avec cette conscience de l’impermanence, comment apprendre à être en deuil et entrer en résilience ? Comment retrouver le courage nécessaire pour nous impliquer et entrer en action pour prendre soin de nous, de l’autre, de la vie ? Comment changer notre rapport au monde, comment susciter l’attention des consciences individuelles qui nous permettent d’entrer dans un processus collectif de résurgence sympoïétique du monde ? Je citerais Donna J. Haraway qui se demande « comment habiter le trouble ? », ce qui revient à se demander comment vivre le monde ensemble avec tout Être. Une autre de mes références est Isabelle Stengers, qui permet de s’interroger sur comment, en tant que femme artiste, s’impliquer, contribuer à faire ressurgir ce courage vital, à « activer les possibles » ? C’est dans ce cheminement et ces interrogations que se trouve la source, le coeur de ma pratique. Je pense que je travaille de manière engagée, autant dans ma pratique et création artistique que dans mes interventions en milieu social. Je n’aime pas trop le mot « militantisme », qui est d’origine guerrière et religieuse. Je me retrouve plus dans le terme anglais activism ; je me sens héritière des activistes, écoféministes et penseuses américaines des années 70/80.
Les travaux et pensées de la philosophe des sciences Donna J. Haraway, de l’écrivaine, activiste, créatrice et enseignante en permaculture Starhawk et de la philosophe belge Vinciane Despret sont actuellement mes sources principales d’inspiration et d’activation.
Dans ma pratique artistique et sociale, mais aussi dans mon quotidien, j’essaie d’activer les possibles, d’ouvrir les cœurs, de donner l’envie d’aller de l’avant, d’inspirer l’amour et la joie. C’est une pratique permanente et holistique du soin et du lien au vivant. Elle est vitale pour moi, donc oui, je m’engage pour la vie, avec toute la beauté et la terreur qu’elle comporte.
Où peut-on retrouver ton travail ?
Du 11 mars au 2 avril à l’espace d’art eeeeh! à Nyon. Je participe avec sept autres artistes, principalement des femmes, à une exposition collective. ON NOUS A VENDU DU RÊVE est une proposition des Editions Ripopée autour de la broderie. Et toujours sur rendez-vous à mon atelier à Picto à Genève.