Forum autour des identités artistiques : exil, migration et création

Zehra Doğan, à l'issue du Forum « Autour des identités artistiques : exil, migration et création », dans le cadre du festival Les Créatives, Genève. © Mathilde Widmann

Organisé par le festival Les Créatives, un forum autour des identités artistiques s’est tenu le dimanche 20 novembre au café du Grütli dans un cadre intimiste, baigné par le soleil matinal et les effluves de café. Sous le signe du témoignage, trois femmes artistes aux parcours migratoires différents, Zehra Doğan, Juanita Euka et Marara Kelly, ont échangé, avec une modération par Renata Vujica, sur des questions d’identités multiples, d’exotisation, de partage et de création.

Des identités multiples à la catégorisation

Un terme retranscrivant l’esprit de cet échange pourrait être celui de trans situ, pensé par Marara Kelly à l’occasion de son Master à l’ECAL afin d’évoquer les identités multiples. Il est à appréhender comme un élément du procédé artistique, comme une sorte de méthodologie de création possible, afin de se situer par rapport aux déplacements et la manière dont ceux-ci influencent la création artistique. C’est là une façon de dire qu’il n’est pas nécessaire, contrairement au terme in situ, d’être à un endroit précis pour exister. Marara Kelly est une mannequin, actrice, DJ et productrice née au Brésil — le mélange est au cœur de son identité, reflété dans sa pratique de la mixologie où elle fait notamment dialoguer des sons amazoniens et le baile funk. 

Juanita Euka acquiesce, et évoque le sentiment d’appartenance qui advient, lorsque différentes femmes, du fait d’être étrangères, exotiques, sont touchées par des enjeux semblables — comme le fait de cumuler l’identité de femme, artiste, étrangère et/ou racisée. Née au Congo, ayant grandi en Argentine, chez elle aussi la multiplicité se traduit dans sa musique où se marient à merveille rythmes latins, rumba congolaise, soul et jazz. Et si elle est fière de ses racines et souhaite les défendre, elle a en revanche la volonté de faire les choses à sa manière — sa musique est mélange, comme elle-même est mélange. Mais ce qui advient parfois, c’est la circonspection par les autres, qui semblent avoir une idée précise de la version qu’ils se font d’elle. C’est là une des facettes de l’exotisation. Marara Kelly renchérit : « Certaines choses que je fais ne correspondent pas aux attentes. Ça, ce n’est pas de la musique brésilienne, m’a-t-on dit. Mais justement, j’ai la volonté de faire une musique déconstruite, ce qui implique qu’elle ne correspond pas forcément à ce qui est attendu, à ce qui colle parfaitement au style “brésilien”. »  Mais d’un autre côté, elle considère le public comme un moteur de partage puissant et important, et souhaite être en dialogue avec lui. Bien qu’il puisse exister un certain décalage culturel pouvant troubler la compréhension, il se passe quelque chose lorsque la musique fait effet sur le corps, lorsqu’elle rassemble, avec ses pulsations, des individualités. « Et ça, c’est très beau », formule-t-elle.

Zehra Doğan, artiste, journaliste et autrice kurde, connaît le processus de catégorisation. Jusqu’à ses sept ans, elle se construit en tant que kurde puis, dès qu’elle fait son entrée à l’école, n’est soudainement plus reconnue comme telle. Elle est marginalisée, forcée à se comporter conformément à la « turquicité ». L’école étant marquée par un fort patriotisme, on disait d’elle au mieux qu’elle était une « turque des montagnes », au pire qu’elle appartenait à une autre race.

Juanita Euka et Marara Kelly lors du forum « Autour des identités artistiques : exil, migration et création » organisé par le festival Les Créatives, Café du Grütli, Genève, 20 novembre 2022. © Chloé Lawson

Les niveaux d’exotisation

Renata Vujica, modérant l’échange, se demande si, à un niveau structurel, le fait d’avoir un parcours migratoire est une double peine, ou s’il peut également être appréhendé comme une opportunité. Il est en effet difficile, pour les minorités de genre et les femmes, d’accéder à la scène. Juanita Euka et Marara Kelly évoquent la contradiction, et la lutte constante que cela implique. Elles ne veulent pas être appelées simplement parce qu’elles viennent d’ailleurs, mais d’un autre côté, elles ont l’envie de partager leur culture. S’il est bien que les gens s’y intéressent, la question serait de savoir pour quelles raisons — est-ce que le niveau d’exotisation est acceptable ? Ici, il est intéressant de noter que Marara Kelly parle de niveau d’exotisation, comme si le fait de croire qu’il peut ne pas exister du tout serait un peu naïf. Il y est aussi évoqué les fameux quotas, réservés aux personnes comme elles — une manière de pallier à un racisme un peu dilué ? À la fin, ce sont donc des négociations au cas par cas qui vont déterminer l’acceptabilité.

Créer, malgré tout 

Zehra Doğan rebondit quant à elle sur le fait que l’opportunité peut être saisie, que l’on peut tenter de prendre les choses que l’on subit pour les reconfigurer à sa manière. Elle a été arrêtée, incarcérée près de trois ans dans la prison n°5 de Diyarbakir pour « propagande terroriste » — un dessin représentant la ville de Nusaybin détruite par l’Etat turc. Dans sa cellule, malgré une absence de matériel et l’interdiction de créer quoi que ce soit, elle parvient avec ce qu’elle a bon gré, mal gré à sa disposition — café, fiente d’oiseau, sang menstruel, cheveux —, à dessiner. Et comme il ne lui est pas possible d’envoyer ses œuvres au dehors, elle commence alors à dessiner sur le dos de camarades de prison, qui seront ainsi visibles lors de leur sortie. Tout cela rend alors possible la publication d’un roman graphique recensant toutes ces créations à l’issue de son expérience de la prison. « Il n’y avait pas de matériel, et pourtant il y en avait beaucoup », relate-t-elle alors. Arriver à créer, là où il n’y a rien, voilà la manière dont elle habite ses créations.

Pour finir, Renata Vujica entame la lecture d’un extrait de lettre envoyée par Zehra Doğan lors de son incarcération à Naz Öke, journaliste turque vivant à Paris. Elle y évoque le dégoût que l’on peut ressentir face à la laideur ; la lettre est rédigée depuis sa cellule, d’où elle peut apercevoir la lumière émise par la lune, qui embellit les barbelés. Ils paraissent alors si innocents et inoffensifs qu’elle ne parvient pas à être en colère contre eux — ils n’y sont pour rien, ce sont les hommes qui l’ont rendu ainsi. « Les regarder pour les maudir, c’est se tromper de cible. » Ainsi, comment ne pas être subjugué par la philosophie de Zehra Doğan, cette femme dont la résilience force le respect ? L’échange s’achève ensuite avec Sueños de libertad, chanté a capella par Juanita Euka. La salle se fait muette, la voix profonde résonne et vient se nicher au coeur de chacun·e·x dont les sens répondent à l’appel de la musique. Une conclusion qui relève de la force de ces trois femmes uniques.

Les nombreuses rencontres et propositions artistiques proposées dans le cadre du festival Les Créatives se poursuivent jusqu’au 27 novembre.

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