Souvent invisibilisé ou traité de façon caricaturale, le rôle des femmes dans l’espace public a pourtant toujours été clé. C’est à partir de ce constat que les historiennes Eléonore Beck et Clarissa Yang ont décidé d’imaginer le projet Furieuses, qui questionne les biais de genre dans notre façon d’aborder l’histoire des femmes et plus spécialement les violences féminines. Accompagnées par l’artiste pluridisciplinaire Linn Molineaux dans cette démarche, leur collaboration artistico-académique a débouché sur une exposition à ciel ouvert proposée en mars dans le cadre du festival Histoire et Cité, prolongée par une lecture performative qui se tiendra le 24 novembre au Théâtre Saint-Gervais à l’occasion des Créatives. Rencontre.
Bonjour à vous trois ! Pourriez-vous vous présenter et évoquer votre parcours ?
Eléonore Beck : Je suis doctorante à l’Université de Genève au département d’histoire générale, dans l’unité d’histoire suisse. J’ai réalisé mon mémoire de Master sur les suicides féminins dans la Genève du XVIIIe siècle, projet qui m’a donné envie de continuer dans la recherche. Je travaille notamment sur les questions de spatialité et de participation politique, avec un intérêt particulier pour l’époque moderne. Avec Clarissa, nous avons comme points communs d’utiliser les archives judiciaires et de beaucoup aborder la question du genre dans nos recherches ; c’est en partant de ce constat que l’on a jugé intéressant d’imaginer un projet ensemble.
Clarissa Yang : Je suis donc également doctorante à l’Université de Genève en histoire moderne. Mes recherches portent sur l’histoire de la violence, de la justice et des masculinités entre 1650 et la fin du XVIIIe siècle. J’aime beaucoup l’histoire publique de façon générale, et je m’intéresse particulièrement à la manière de faire découvrir les travaux universitaires au plus grand nombre. Le festival Histoire et Cité, pour lequel nous avons présenté la première mouture de Furieuses, nous a ainsi permis d’explorer en pratique d’autres formes de partage de la recherche en histoire ; sortir des murs de l’université nous a donné l’occasion de toucher un public plus jeune et parfois sans codes académiques.
Linn Molineaux : Ayant fait des études en peinture-dessin à la HEAD, je suis à l’origine artiste-peintre, mais ma pratique est de plus en plus pluridisciplinaire. Je suis aussi auteure : j’écris tant des romans, de la poésie ou des essais que des textes pour des performances. En parallèle, j’assure depuis deux ans la direction artistique de la compagnie Les Filoues. De manière générale, je suis très intéressée par les thématiques touchant au genre, au milieu queer et au féminisme.
Quelle est la genèse de Furieuses ? Avez-vous toujours eu envie de lier travail artistique et recherche académique ?
Eléonore : À l’origine, cette idée d’exposition a germé dans notre esprit avec Clarissa à la suite d’un appel à projets pour le festival Histoire et Cité 2022, dont la thématique était « Invisibles ». Le sujet de l’invisibilité nous parle en effet tout spécialement, en raison de nos pans de recherche communs sur la transgression féminine et l’histoire des femmes en général.
Linn : Clarissa et Eléonore m’ont présenté les connaissances historiques qu’elles avaient compilées, et m’ont demandé si l’on pouvait en faire quelque chose de digeste en les traduisant en création artistique. J’ai été directement emballée par l’idée de réaliser une œuvre publique, qui existe dans l’espace urbain. Par ailleurs, dans un contexte où la parole autour des violences subies par les femmes se libère, j’ai été particulièrement intéressée par leur volonté de rendre visible le fait que les femmes peuvent aussi être vectrices de violence. Certes, cela peut présenter certains individus sous un jour peu reluisant, mais cela montre surtout que les femmes ne sont pas du tout demeurées dans une position de soumises à travers l’histoire : les personnes mises en lumière dans Furieuses ont eu la détermination d’occuper l’espace, privé ou public, pour subvenir à leurs besoins, défendre leur honneur ou protéger les leurs. En cela, elles ont activement participé à la vie de leur cité. Notre propos n’est pas de juger le bien-fondé de leurs actions ou de les ériger en modèle, mais d’humaniser ces femmes et de montrer que la réalité des violences féminines s’éloigne fortement des clichés qui existent sur la question.
Eléonore : Il existe en effet un fort contraste entre la représentation dans l’imaginaire collectif de la transgression féminine, qui se montre souvent très archétypale ou extraordinaire, et la réalité des faits historiques : on pense immédiatement à la figure de l’empoisonneuse, de l’infanticide ou de la sorcière, ou on part de l’idée que les femmes n’ont pas participé à la violence mais l’ont uniquement subie. Or, ce que nous enseignent nos archives judiciaires de l’époque moderne, c’est qu’il y avait partout à Genève des femmes ayant recours à la violence : il y a eu énormément de querelles, de vols et de bagarres dans lesquelles des femmes ont été impliquées, même si ce n’est longtemps pas apparu dans l’historiographie. Aujourd’hui, on essaye de revoir cette violence ordinaire pour montrer que les femmes n’étaient pas des figures passives dans un système patriarcal certes oppressif, mais qu’elles avaient aussi des armes pour se défendre.
Comment s’est déroulée la partie de recherche historique ?
Eléonore : Avec Clarissa, nous avons rapidement fait le choix de nous focaliser sur le quartier de Saint-Gervais, car il se situe hors de la haute-ville et qu’il s’agit d’un lieu avec moins de visibilité au niveau de sa représentation historique. C’est un quartier particulièrement intéressant, car beaucoup de bouleversements politiques y ont pris place ; c’était un espace très contestataire. Au niveau de la recherche en tant que telle, nous avons décidé de choisir chacune trois trajectoires de femmes ayant commis des actes transgressifs dans différents espaces du quartier. Pour ma part, j’ai sélectionné un cas d’une femme suicidée, un autre d’une maquerelle et d’une prostituée, et un dernier d’une émeutière.
Clarissa : Pour ma part, j’ai choisi le cas d’une querelleuse dans le temple de Saint-Gervais, d’une autre querelleuse à la rue des Corps-Saints, et d’une voleuse de mouchoirs. Nous voulions toucher à deux corpus de sources : les archives criminelles et de police et les registres du Consistoire. Il était très important pour nous de consulter les affaires traitées par ce dernier, car c’était un organe judiciaire inférieur à la fois laïc et ecclésiastique dans lequel les violences féminines ont été plus représentées. Nous avons aussi fait le choix de sélectionner des cas de différente importance, qui ont fait l’objet de procédures plus ou moins longues : au final, nous voulions donner le même poids à toutes ces histoires.
En termes de travail artistique, comment toi, Linn, as-tu procédé avec le matériel fourni par les historiennes ?
Linn : Mon idée était qu’on en fasse une œuvre d’espace public, de quartier. C’était un réel enjeu parce que les gens qui sont confronté à ce type d’art ne sont pas volontaires ; ils tombent dessus. Dans ce contexte, des questions de compréhension, d’accessibilité et d’interpellation par l’œuvre émergent forcément. D’abord, nous avons contacté les services de l’aménagement public et obtenu d’installer six panneaux sur la place de Saint-Gervais, un par cas sélectionné. J’ai ensuite travaillé avec de la peinture à l’eau pour représenter chacune de ces femmes, selon un procédé de disparition de l’image : j’ai réalisé des dessins précis puis placé un papier dessus quand la peinture était encore mouillée. Seul le résultat du transfert a été présenté, ce qui donne des fresques morcelées dans lesquelles on distingue des silhouettes sans avoir toute l’information. Par ailleurs, pour donner une compréhension plus approfondie et aussi par envie de questionner la complexité de ces moments de violence, j’ai écrit, à partir des archives, des textes poétisés pour expliquer l’histoire de ces femmes. Nous avons ensuite fait appel à six comédiennes avec des parcours et des profils différents pour enregistrer ces textes ; sur chacun des panneaux, il y avait la possibilité grâce à un code QR d’écouter l’histoire derrière la peinture.
Vous allez donc repenser plusieurs éléments de l’exposition en extérieur proposée en mars pour les traduire en une performance qui se tiendra un début d’après-midi au Théâtre Saint-Gervais, dans le cadre des Créatives. Quels sont les enjeux de ce changement ?
Linn : Nous avons une chance énorme de voir ce projet trouver une place au sein de la programmation des Créatives. Pour cette adaptation sur la scène de Saint-Gervais, nous faisons toutefois face à de nombreux défis. Par exemple, dans la rue les gens ne s’arrêtent pas longtemps avant de reprendre leurs activités : c’est pour cela qu’il est nécessaire que chaque histoire soit accessible individuellement, alors que nous nous retrouvons maintenant avec un espace dans lequel les gens vont s’asseoir une heure. Il nous faut donc réfléchir à un format prenant et plus englobant. De plus, dans l’espace public la rue se confronte au corps des spectateur·ice·x·s, alors que dans une salle de théâtre il est nécessaire de réfléchir la corporalité de ce que l’on propose, d’autant que nous souhaitions particulièrement explorer la question du sensible. Pour cette performance, pour laquelle nous allons créer une scénographie avec nos panneaux originaux, nous avons choisi de nous focaliser spécifiquement sur trois récits. Par ailleurs, nous allons principalement travailler sur les contenus et les effets sonores ; nous avons ainsi fait appel à une musicienne, Florane Gruffel, qui a composé spécialement pour la performance, car notre but est d’envelopper auditivement les spectateur·rice·x·s. Eléonore va également lire des extraits d’archives, pour faire contrepoids aux moments plus rêvés où trois de nos comédiennes, Emilie St-James, Daphné Villet et Estelle Zweifel, viendront réciter les textes poétiques écrits pour l’exposition de mars.
Dans quelle mesure la thématique explorée par Furieuses résonne-t-elle avec notre modernité ?
Eléonore : Aujourd’hui, la thématique des violences féminines est requestionnée, alors qu’elle a longtemps été un impensé ; les travaux de la sociologue française Coline Cardi sur la question, et plus spécialement son ouvrage Penser la violence des femmes avec Geneviève Pruvost, sont en cela particulièrement passionnants. Par ailleurs, certaines logiques de genre persistent dans le traitement de cette forme de transgression, comme la relégation des femmes violentes dans des tribunaux inférieurs, la minimisation de ces cas ou le regard moral porté sur certains délits. La recherche permet par conséquent de montrer qu’il y a des traces d’historicité qui persistent dans le traitement de ce type de violence. Furieuses est donc une forme de projet militant partagé, car nous souhaitons toutes les trois influencer l’imaginaire que l’on a aujourd’hui sur la question, en mettant en avant ces figures invisibilisées.
Clarissa : L’histoire n’équivaut pas à la mémoire. Il s’agit d’abord et surtout d’une science sociale : elle nous permet de comprendre comment l’héritage historique a construit nos sociétés et survit dans nos pratiques contemporaines. Il est important de sortir des archétypes liés à la violence féminine, car la violence est un aspect fondamental des interactions sociales et des identités. Surtout, il ne s’agit pas d’essentialiser l’existence d’une transgression féminine ou masculine, mais de réfléchir sur les biais de genre dans le traitement de ce sujet.
Pour conclure, qu’est-ce que ce projet à la fois académique et artistique vous a apporté ?
Linn : Cela me porte beaucoup de travailler avec des personnes d’un autre domaine que le mien. Aussi, vu la pertinence de la matière apportée, cela a été un véritable cadeau d’être contactée par Eléonore et Clarissa, d’autant qu’il est génial de pouvoir faire exister un tel projet au sein de sa ville. J’ai également apprécié plancher sur la question du sensible et de l’humanisation de récits invisibilisés, problématique qui traverse beaucoup mon travail de façon générale. Ainsi, bien que l’on possède des traces hyper précises de ces faits, il manquait à l’origine beaucoup de choses pour véritablement se figurer les êtres derrière ces transgressions.
Clarissa : Nous avons vécu des exemples concrets de ce que le côté sensible peut apporter : lors de l’une des visites scolaires organisées, j’ai été spécialement marquée par une classe d’adolescent·e·x·s qui, une fois arrivée devant les panneaux, faisait preuve d’une grande curiosité, essayait de reconnaitre les femmes représentées ou nous interrogeait sur le choix des couleurs. Cette exposition a créé des échanges impossibles dans le cadre traditionnel de l’université en même temps qu’elle a permis de toucher un public qui n’a parfois même pas de cours d’histoire ou qui n’avait jamais entendu parler du concept de genre auparavant. Sur le plan personnel, ce projet est imbriqué dans mes sujets de recherche, puisqu’une partie de l’exposition servira au premier chapitre de ma thèse. Il nous revient aussi de remercier la Maison de l’histoire, la paroisse de Saint-Gervais et la compagnie Les Filoues qui nous ont accompagnées et soutenues pour ce projet.
Eléonore : Je trouve l’hybridité entre création artistique et recherche académique très enrichissante. Cette aventure nous a donné envie avec Clarissa de continuer à réfléchir à des projets en histoire publique pour lesquels nous formaliserons des collaborations avec des artistes. L’expérience de Furieuses m’a aussi permis de réfléchir à la question de l’invisibilisation des sources, et je crois que j’en ressors avec des pistes afin de mieux décentrer le regard pour trouver des traces du passé souvent ignorées. Nous avons également été ravies du succès des visites guidées et des retours très positifs sur les œuvres de Linn.
La lecture performative Furieuses – Voix transgressives à Saint-Gervais est à découvrir le 24 novembre au Théâtre Saint-Gervais de 12h30 à 13h30, dans le cadre du festival Les Créatives. Entrée libre.