Quand l’intime rencontre l’universel au Théâtricul

Crédit photo : Raphaël Lods

Du 20 au 29 janvier, le Théâtricul propose Je suis espagnole, une pièce qui narre la Retirada, un épisode de la guerre civile espagnole, à travers les yeux d’un père ayant fui le franquisme et de sa fille découvrant son récit des années plus tard. Rencontre avec Thomas Diébold, qui dirige la comédienne Nuria Chollet Cotelo dans ce seul en scène.

Bonjour Thomas ! Pourrais-tu nous parler de ton parcours dans les arts vivants ?

Malgré mes quarante ans, je me suis orienté vers le théâtre depuis une dizaine d’années seulement. Avant cela, j’étais économiste et j’ai notamment travaillé dans les pays en développement ; j’ai décidé de changer de métier à la trentaine, car j’avais envie de faire un grand virage dans ma vie. Je crois que c’est Jim Carrey qui disait que « quitte à en baver, car la vie est dure, autant faire quelque chose qui te plait ». J’ai alors pris un an de cours de théâtre en amateur, j’ai fait pas mal d’animation avec les enfants et j’ai finalement passé le concours d’entrée de l’école de théâtre Serge Martin à Genève. J’ai été pris, et ce cursus s’est très bien passé. Cela a été une sorte de renaissance pour moi ; avant cette expérience, je n’avais par exemple pas un rapport à mon corps tel que celui qui caractérise les comédiens. Aujourd’hui, je me sens à ma place dans ce métier.

Tu mets en scène Je suis espagnole, mais tu as aussi une belle expérience de comédien. Comment balances-tu ces deux manières d’aborder la création théâtrale ?

Ce qui me plait particulièrement dans la méthodologie de l’école Serge Martin, c’est qu’elle t’apprend à être le metteur en scène de ton propre parcours. Pour moi, il n’y a donc pas un immense écart entre le fait de jouer et de mettre en scène. Par ailleurs, j’ai toujours aimé transmettre, trouver des moyens de montrer aux autres ce que j’éprouve, tout en laissant apparaitre mes failles. J’ai créé Noï, ma propre compagnie, en 2016, et c’est sous son étendard que l’on a monté avec Antoine Courvoisier La Nef des Fous de Turf au Théâtre Alchimic en 2018. C’est l’une des premières fois où j’ai pu expérimenter ce que signifie effectuer un travail de mise en scène : néanmoins, celle-ci avait alors été pensée en collectif, et Joan Mompart avait également apporté un regard extérieur et assuré la direction d’acteurs sur ce projet. Pour Je suis espagnole, c’est la première fois que j’arbore la casquette de metteur en scène à proprement parler, entouré d’une équipe professionnelle.

Quelle est la genèse de cette pièce ?

J’ai fait la rencontre de Nuria Chollet Cotelo, qui se produit dans ce seul en scène, par une belle-sœur, diplômée de la Manufacture et qui enseigne le théâtre dans la région de Vevey-Montreux. Elles ont monté ensemble L’autre dieu, un spectacle qui avait une forte dimension autobiographique, et pour lequel Nuria s’est questionnée sur sa propre histoire. Fille d’immigrés espagnols, c’est en interrogant ses parents qu’elle s’est rendu compte qu’une même famille ne pouvait pas forcément partager un récit similaire de l’histoire du franquisme ; chacun avait pu être d’un côté ou de l’autre, républicain ou nationaliste, sans toutefois être engagé dans le conflit. Chaque personne possède ainsi un regard spécifique sur ces années, qui est une période taboue en Espagne, irrésolue, car Franco est mort au pouvoir.

Nuria a donc effectué un travail de mémoire en se rendant en Espagne, périple lors duquel elle a interrogé sa famille sur la question avant de se mettre à chercher des réponses sur Internet ; c’est là qu’elle est tombée sur Cette lettre oubliée, récit d’un exil de Gisèle Matamala Verschelde. Nuria a trouvé que ce récit racontait sa propre histoire, et qu’il fallait qu’elle en fasse quelque chose. Elle est donc venue me voir et m’a demandé si je voulais l’accompagner dans cette aventure. J’ai immédiatement senti que ce projet était très personnel, et j’ai accepté.

Plus on s’approche de la première représentation, plus je me rends compte que la démarche de Nuria colle totalement à la pratique théâtrale. En effet, c’est Peter Brook qui disait : « Connais ta ville », ce qui signifie tant connaitre le contexte de sa cité que sa ville intérieure, c’est-à-dire qui tu es, d’où tu viens, ton histoire familiale, ce qui fait ta spécificité. S’est posée dès lors de la question de savoir comment incarner cette spécificité sur scène : le texte de la lettre était très dense, il fallait en extraire la matière théâtrale, ce qui a signifié créer de véritables personnages.

Tu as donc également travaillé le texte avec Nuria ?

Oui, Nuria m’a proposé beaucoup de choses, et nous avons travaillé la dramaturgie ensemble. On a d’abord effectué un travail d’écriture sur table, puis on a repris cela par le jeu ; à ce moment-là, on a encore sélectionné, fluidifié, regardé ce qui était redonnant. On a travaillé main dans la main : ce processus nous a permis de nous connaitre, car nous nous sommes vraiment rencontrés humainement sur ce projet.

Qu’est-ce qui te touche dans ce récit ? Dans quelle mesure résonne-t-il avec notre actualité ?

Pour moi, en premier lieu, il y a une dimension historique, puisque l’exode, thème central de la pièce, est un sujet encore très important aujourd’hui : il se retrouve au cœur de l’actualité en permanence. Quand j’entend certains politiciens déclarer préférer voir crever les réfugiés, cela me révolte, moi qui ai une grand-mère qui a connu l’exode face aux armées allemandes et qui m’a raconté comment elle a fui la violence de cette période. Ainsi, en second lieu, cette thématique résonne tout particulièrement avec mon histoire familiale. Toutefois, avant de travailler sur Je suis espagnole, je ne connaissais pas le contexte de la Retirada (ndlr, l’exode des réfugiés de la guerre civile espagnole vers la France) : il semble irréel de s’imaginer qu’à partir de 1939, la France a concentré des milliers de gens dans des camps, qu’elle a laissés mourir sous prétexte de difficultés administratives. On peut typiquement faire le parallèle avec ce qu’il se passe à Lesbos aujourd’hui. Je suis espagnole n’est donc pas une pièce historique, mais bien un spectacle actuel, qui raconte ce que l’on vit de nos jours ; il faut reparler de cette Histoire, car elle bégaye sévèrement.

Qu’en est-il du travail de mise en scène ? Comment se pense un seul en scène ?

Je connais bien la pratique du solo car j’en ai fait à deux occasions en tant que professionnel. Ce que j’aime particulièrement, et c’est ce qui est transmis comme philosophie chez Serge Martin, c’est de considérer le jeu comme un masque, un étirement de soi-même, ce qui permet d’inventer une palette de personnages à incarner. Pour Je suis espagnol, je me suis aussi beaucoup inspiré du travail de Philippe Caubère, et de sa façon de passer d’un personnage à l’autre d’un tour de tête, en utilisant un foulard, etc. Avec Nuria, on avait en effet envie qu’elle reprenne elle-même tous les personnages du récit. On désirait retrouver dans la pièce les trois générations : le père, la fille, et la propre fille de cette dernière.

Pourquoi l’envie d’ajouter une dimension musicale au récit ?

Il s’agit d’une idée de Nuria à l’origine. On a beaucoup questionné ensemble la place que l’on souhaitait lui donner : celle d’un décor, ou d’un partenaire de jeu ? En réalité, on a déclaré que l’on n’avait pas besoin de répondre tout le temps à la question. Avant de travailler sur cette pièce, je connaissais uniquement deux choses de la guerre d’Espagne : la photo, et le chant des partisans ¡No pasarán! Dans Je suis espagnole, on souhaite donc raconter, par la musique, une sorte de litanie d’un peuple qui n’a pas pu soigner ses blessures. Clément Barral, notre musicien, produit ainsi à la fois des sons très simples, à la guitare sèche, et des sons très travaillés, à la guitare électrique. Ces variations permettent de rendre compte de l’intérieur de Nuria, de ce qu’il se passe dans son corps lors de ce processus d’apprivoisement de sa propre histoire. La musique peut avoir une sorte de rôle de lavage des plaies de l’âme, qui ne sont pas forcément des plaies liées à notre vécu, mais qui nous sont transmises et avec lesquelles on vit malgré nous.

Quel regard portes-tu sur la performance de Nuria ? Comment décrire son jeu ?

Il faut savoir que Nuria n’est que semi-professionnelle : elle est enseignante et a une vie chargée à côté de sa pratique du théâtre. C’est cela que la pièce transmet, aussi : selon moi, le théâtre doit permettre de venir raconter ce qu’il y a en soi aux autres, dans ce processus de connaissance de sa ville intérieure. Avec Je suis espagnole, on est au cœur de ce théâtre politique, car dans l’intime il y a toujours de l’universel : avec Nuria, on a affaire à une personne qui se positionne, qui éprouve ardemment le besoin de dire quelque chose sur l’histoire de son pays. Pour ce faire, elle s’empare des outils théâtraux avec une force et une lumière impressionnantes. Tout cela sonne très juste.

Comment cette aventure a-t-elle nourri ta pratique du théâtre ? Quel bilan en tires-tu ?

Je suis espagnole ravive la flamme de ce théâtre qui raconte l’Histoire en passant par l’histoire personnelle, et qui est à l’entre-deux de la fiction et de la réalité. D’ailleurs, ce n’est pas parce que les histoires que l’on s’invente sont dans nos têtes qu’elles ne sont pas réelles ; elles nous conditionnent toujours d’une certaine façon. Le théâtre apporte en lui-même quelque chose de bien spécifique : on est assis ensemble à regarder quelque chose qui se fait là, en direct, sous nos yeux. On vit avec la sueur et le stress des acteurs. Tout cela me donne fortement envie de continuer dans la mise en scène et de rejouer un solo. Et évidemment, je m’imagine que ni Nuria ni moi ne sortirons indemnes de cette aventure.

Toutes les informations relatives à la pièce sont à retrouver sur le site du Théâtricul.

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