La performance « ACCORPS »

Performance de Laetitia Gex sur la plaine de Plainpalais © Rebecca Bowring

Remettre le corps au centre de l’espace urbain, ne plus le faire disparaître pour éviter les regards et les violences qu’on lui assigne. Le projet « ACCORPS » est une performance qui a lieu le 14 de chaque mois à 18h sur la plaine de Plainpalais. Depuis 2021, différentes performeuse·x·s se réapproprient leur droit à disposer de leur corps dans l’espace public, contre les discriminations de genre et le harcèlement de rue. EPIC te propose une rencontre avec Caroline de Cornière et Alizée Rambeaud autour de la démarche et des projets qui suivent la création de la performance « ACCORPS ». 

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?

Caroline de Cornière : Je suis danseuse et chorégraphe. J’ai une compagnie qui s’appelle C2C. J’enseigne aussi au centre de formation professionnelle arts appliqués à Genève dans la filière danse contemporaine. En parallèle, je travaille dans la médiation avec l’association de danse contemporaine (ADC) où je crée des ateliers corporels. Depuis à peu près un an et demi avec Alizée, on travaille sur le projet « ACCORPS », une performance activiste. Une pratique sur la durée, de persévérance féministe dans la ville autour de la question de la liberté des personnes sexisées et de leurs corps dans l’espace urbain. 

Alizée Rambeaud : Je suis performeuse et chorégraphe, et j’ai créé Bleue en 2022, une compagnie de danse et de performance. Mon travail s’articule autour de plusieurs médiums artistiques mettant en relation le corps et la matière. « Mesure » est ma première création scénique qui aborde des questions liées à la grossophobie, aux injonctions du patriarcat et à l’hypersexualisation. Cette performance est un témoignage corporel et un jeu de matière entre Anaïs Potenza et Laetitia Gex. Les performeuses se déplacent autour d’une structure qui les abrite, les cache ou les découvre. C’est très intimiste. Cette création a déjà eu lieu le 23 septembre dernier au Fesses-tival et elle sera présentée au festival Les Créatives le 25 et 26 novembre 2022. 

Quelle est la démarche derrière la création de la performance « ACCORPS » ?

Caroline : On avait envie de faire une performance qui puisse questionner et surtout engager une réflexion féministe sur ce que nous avons touxtes vécu, c’est-à-dire le harcèlement de rue et la discrimination de genre. La performance est un espace de liberté totale pour les performeuse·x·s qui change chaque mois et qui sont invitée·x·s à prendre cet espace. On leur donne un grand tissu bleu qui se décline en doudoune quand c’est l’hiver. Le tissu prend en charge physiquement, artistiquement, mais aussi politiquement cet espace de performance. Cette année, on a aussi ouvert la marche de la grève féministe du 14 juin 2022 en faisant une performance collective, sororale devant le grand Théâtre de Genève avec toutes les personnes qui ont participé à la performance « ACCORPS ».  

Alizée : Toutes les performances ont été photographiées par Rebecca Bowring dans le but de documenter, mais aussi de composer et de proposer cet ensemble de photographies comme autre médium artistique. Une exposition se déroulera sur la plaine de Plainpalais au mois de juin 2023 en collaboration avec Maurane Zaugg, graphiste. En parallèle, nous avons réalisé un court-métrage avec Matthias Negrello. Le film nous plonge dans la fabrication des performances, complétées par des images du TedXIHEID. L’occasion de recueillir les témoignages et récits des performeuse·x·s et de voir les liens qui se tissent autour du projet, cohésion de groupe et sororité́ en filigrane au fil des paroles. Dans un second temps nous souhaitons décliner ce film sous la forme d’une installation vidéo à destination de lieux d’exposition en novembre 2023. On aimerait aussi créer un espace de médiation avec des écoles, créer des tables rondes et des ateliers corporels autour de ces questions. Il s’agit de donner une sensation holistique au projet sans hiérarchie.

Performance de Caroline de Cornière sur la plaine de Plainpalais
© Rebecca Bowring

Pourquoi avoir choisi la couleur « bleue » dans votre performance ? Qu’est-ce qu’elle représente dans votre projet ?

Caroline : Nous nous sommes inspirées du violet de la grève féministe. Il était important pour nous de penser ce projet avec une couleur identitaire. C’est quand on a commencé à chercher des tissus et des matières qu’on a trouvé ce bleu intense avec des pigments de couleur violines.

Alizée : Le bleu est une couleur qui me touche particulièrement. On la retrouve beaucoup autour de nous, elle est toujours présente. Je la trouve rassurante aussi. C’est également le nom de la compagnie que j’ai créée, Bleue. C’est encore une couleur qui est très genrée. J’ai donc rajouté le -e, c’est un petit clin d’œil aussi. 

Quelle est la place de la plaine de Plainpalais dans la construction de la performance ? Qu’est-ce qu’elle signifie ?

Alizée : Les manifestations commencent souvent sur la plaine de Plainpalais. C’est aussi un lieu dans lequel les personnes sexisées ne se sentent pas vraiment en sécurité. Quand je traverse la plaine de Plainpalais, la nuit, je me retourne souvent. Nous faisons le constat que toutes les personnes sexisées mettent en place des stratégies de protection, de défense, conscientes ou inconscientes. Devoir composer avec un sentiment de peur et un sentiment de confiance qu’elles cherchent à montrer à travers leur posture et leur démarche. Nous ne tolérons plus que nos corps soient instrumentalisés, asservis par un regard érotisant, qu’il provienne d’une personne dans la rue, chorégraphe, employeur·euse, ou de toute personne affiliée aux valeurs du patriarcat. C’est aussi pour ça qu’on se réapproprie cet espace par la performance.

Caroline : On a aussi regardé les plans de la ville et on s’est rendu compte que la plaine de Plainpalais avait la forme d’une vulve. En fait c’est construit en forme de losange et nous on performe à la croisée des deux chemins sur le haut de ce losange. Symboliquement pour nous c’est comme si c’était le clitoris de la vulve. On a aussi eu la chance de s’entretenir avec Carlos Lopez. C’est l’architecte qui a repensé la plaine au moment où elle a été réaménagée. Il avait pour référence ce signe des mains en losange que les femmes* font en Amérique du Sud lors des manifestations féministes. Il a voulu que cette plaine soit un hommage aux personnes sexisées.

Selon vous, qu’est-ce que la performance apporte de plus dans votre démarche ?

Alizée : La performance permet de sensibiliser les personnes directement dans l’espace public. On apporte la performance dans l’espace urbain ; on touche donc une plus grande diversité de gens. Ces personnes peuvent être directement concernées par la thématique ou bien au contraire, elles ne sont pas au courant ou elles ne souhaitent pas le voir. Dans tous les cas, cette démarche sensibilise. L’espace public, un espace de stress pour les personnes subissant du sexisme, devient alors le temps de la performance un espace sécurisant. Le corps discriminé devient le moyen d’expression. En proposant ces performances, nous permettons à ces personnes de faire une prise de parole par le corps, et ainsi se libérer, se déculpabiliser et sensibiliser. 

Caroline : L’art vivant me semble aussi plus fort au niveau de l’impact que l’image vidéo ou la photographie. L’expérience du corps face à l’autre travaille sur une empathie kinesthésique qu’on n’a pas avec la vidéo ou la photographie. Le corps est notre outil, notre dénominateur commun. On peut avoir une culture ou une histoire différente, mais on a touxtes un corps. On travaille aussi avec Marylène Lieber, qui est chercheuse et enseignante en études genre à l’université de Genève. Elle a été mandatée par Agenda 21 pour faire une étude sur la question des violences sexistes dans la ville. Avec elle, on travaille sur cette question de l’égalité qui n’est pas encore acquise. 

Aline Courvoisier durant la performance collective à la grève féministe du 14 juin 2022
© Rebecca Bowring

Quels sont vos projets personnels pour l’avenir ?

Alizée : Outre « Mesure », dont les prochaines dates sont le 25 et 26 novembre 2022 dans le cadre du festival Les Créatives, je travaille sur ma prochaine création. Nommée « Diary », c’est un solo imaginé sous la forme d’un journal intime, faisant appel à diverses pratiques artistiques comme l’ASMR, le chant, le texte, la musique, la vidéo, la danse. Un rendez-vous invoquant le merveilleux comme échappatoire au monde concret. Une ode à la fantasy par le rêve, en opposition au réel et à la modernité́. À travers la figure de l’elfe, le mode opératoire du journal intime et l’auto-fiction, « Diary » expérimente une manière d’appréhender notre monde complexe de façon ludique et thérapeutique. Pour « ACCORPS », ce projet souhaite devenir durable, évolutif, et transmettrait sa richesse dans sa pérennité. Les rencontres, leurs échanges et le relai des performances permettraient de nourrir de futures propositions et de nouvelles interrogations en gage de résilience.

Caroline : Je propose un duo au Galpon dans le cadre du festival Out of the Box avec Maud Leibundgut, une danseuse en situation de handicap. C’est un duo sur la notion de beauté à travers le prisme du vieillissement et du handicap. Pour la rentrée de la saison 2023-2024, je serai à l’ADC fin novembre avec un projet sur l’expérience de l’expérience. C’est un projet qui a été pensé avec des danseuses, qui ont toutes une pratique de plateau assez longue et qui viennent partager ensemble cette expérience à travers une écriture que j’appelle racine, qu’on va se partager dans une variation sororale. Pour « ACCORPS », nous nous questionnons pour mettre en place une pièce performative scénique réunissant touxtes les performeuse·x·s. C’est hyper puissant de se retrouver avec la mémoire commune, qui est celle d’avoir vécu cette expérience-là.

Retrouvez la performance « ACCORPS » le 14 de chaque mois sur la plaine de Plainpalais.

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