L’autrice et performeuse suisse Pamina de Coulon fait de ses recherches transdisciplinaires des essais parlés, s’ingéniant à déhiérarchiser méthodologiquement les savoirs, autant en théorie qu’en pratique, et à valoriser la complexité. Elle s’exprime sur les luttes et donne envie de s’engager. Car si elle évite tous raccourcis, son approche est étonnamment digeste, entre concepts théoriques, discours situé et références à la culture populaire.
Pamina a développé sa pratique artistique à la HEAD de Genève puis à L’L – Bruxelles, lieu de recherche et d’accompagnement pour la jeune création, où elle a entamé en 2014 la saga FIRE OF EMOTIONS, toujours en cours. Sa compagnie BONNE AMBIANCE est en résidence à l’Arsenic de Lausanne depuis 2017.
EPIC : FIRE OF EMOTIONS fonctionne comme une saga, où une chose découle d’une autre. Les choses ne sont pas forcément cloisonnées…
Pamina : Oui, il n’y a pas besoin d’avoir assisté aux autres spectacles pour en voir un. Ce que je recherche dans les sagas, c’est retrouver les personnages, le style ; ce côté rassurant du retour. C’est pour ça que j’aime présenter FIRE OF EMOTIONS, cette grande recherche, comme une saga. Effectivement, je ne change pas beaucoup formellement, donc les protagonistes restent les mêmes — ça reste la vie, la force, la lutte et les forces géologiques. Je les considère un peu comme des personnages maintenant ; dans le spectacle, je fais une blague là-dessus, que la vie est une de mes protagonistes préférées dans mes histoires.
Chaque spectacle, n’est pas seulement conceptualisé à une échelle globale, il est toujours ancré dans la période dans laquelle on vit. Quel est ton rapport aux news ?
J’aime la complexité mais aussi la précision et le temps long de l’enquête. Je suis assez énervée par les fast news, parce que j’ai de plus en plus un point de vue critique sur la manière de dire les choses — elles sont présentées comme des faits, alors que ce sont des points de vue ; et c’est souvent comme cela, très coloré.
Réécouter les médias fonctionne toujours comme une piqûre de rappel. J’évalue la manière de dire les choses, ça me redonne un angle duquel parler en me rappelant comment d’autres gens l’appréhendent aussi, de manière faussement évidente et décomplexée. Je me demande pourquoi pour moi c’est différent, et pourquoi c’est important de le dire. C’est l’instant de réflexion entre l’information, la réception et la restitution.
Pourrais-tu définir « Bonne ambiance », le nom de ta compagnie, qui te sert de boussole et de philosophie de travail, et qui est définie par l’auto-limitation et la précarité structurelle choisie ?
C’est l’association avec laquelle j’organise mon travail artistique, dans cette auto-limitation : j’ai choisi de ne pas aller chercher les subventions structurelles qui font que tu dois ensuite, chaque année, produire un certain nombre de pièces pour pouvoir continuer à les obtenir.
Je m’intéresse aussi à l’organisation des structures dans lesquelles je suis accueillie, les dynamiques, le niveau de satisfaction des équipes qui y travaillent. Du coup, la bonne ambiance, c’est là qu’elle est très importante — partout, mais aussi dans les rapports de travail.
Ça ne marche pas pour moi de faire un spectacle avec de belles idées et après d’aller jouer dans des endroits où c’est l’enfer, c’est un niveau de compromis que je ne suis pas d’accord de faire. Ce nom permet d’établir facilement le contact avec les gens, celleux qui nous accueillent s’en amusent. Mais ce ne sont pas que des idées, ce sont des pratiques qu’on peut mettre en place : se répondre gentiment, être prévenant·e·s, etc., ce niveau-là basique de bonne ambiance.
Concrètement, à quoi ressemble ton mode de vie sur une année ?
On peut se demander comment on regarde rétrospectivement, depuis combien de temps c’est la vie normale. Il y a eu deux ans de vie trouble avec le Covid où faire des spectacles était devenu très étonnant.
L’année passée, j’ai alterné des périodes de travail à l’Arsenic, et des moments de lutte, paysanne et antinucléaire surtout, comme à Bure dans le département de la Meuse, où il y a le projet d’enfouissement de déchets nucléaires français. Je grative aussi autour de deux groupes d’amis qui ont des fermes collectives, en France et en Suisse. J’ai des jardins de fleurs en France, et en Suisse aussi, qui me tiennent à coeur et qui sont tout le temps dans ma tête. J’ai habité cinq ans en Belgique, j’ai des liens très forts là-bas alors j’y retourne régulièrement ; j’y ai aussi une soignante très précieuse, car j’ai une maladie chronique qui prend beaucoup de place dans ma vie.
Comment décrirais-tu ton mode de vie, et plus particulièrement ton rapport aux plantes ?
J’ai trouvé et accepté un mode de vie qui me correspond, qui est relativement nomade. Il vient du fait de faire des spectacles et des résidences à plein d’endroits différents, puis de jouer les spectacles à d’autres.
Je suis aussi dans une organisation assez précaire de ma vie où j’ai fait des choix qui font que je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais alors je peux me dégager du temps libre pour faire d’autres choses que de gagner de l’argent. Notamment, les choses que je ne fais pas pour gagner de l’argent me permettent d’en avoir moins besoin dans la vie, comme d’être dans des constructions de vie plus collective et de graviter autour de personnes qui font pousser de la nourriture. Je les aide, et ainsi je peux avoir à manger — et ça, c’est toute une partie de l’organisation de ma vie quand je ne fais pas des spectacles.
Le jardinage est lié à un rapport aux plantes que j’ai depuis longtemps et continué à construire ces dernières années, qui pour moi est nécessaire et capital. Je fais partie de celleux qui ont des liens avec les plantes, et ça donne un sens très fort à ma vie. C’est pour ça que j’en parle, ce n’est pas pour dire qu’il faut le faire, c’est parce que pour moi le sens de ma vie passe par là.
Tu as un héritage de parents politisés. Comment définirais-tu le contexte socio-culturel dans lequel tu as grandi ?
Privilège 3000. Effectivement, ma mère est une militante chevronnée du droit d’asile en Suisse depuis longtemps, mon père est psychiatre-psychanalyste et a beaucoup oeuvré dans la psychiatrie institutionnelle ; j’ai des frères et soeurs qui pensent le monde et sont engagé·e·s. Il y a une sorte d’évidence, on tombe d’un côté ou de l’autre, on rejette ou on adhère, et moi j’ai adhéré à ce qu’iels m’offraient.
Ça fait aussi que j’ai plein de prismes différents pour aborder le monde. Surtout, mes parents m’ont toujours fait une confiance absolue, en me disant que je pouvais faire tout ce que je voulais, ce qui est aussi troublant parce que si on peut tout faire, c’est très difficile de choisir. Et ça, c’est vraiment le trouble du privilège.
J’ai entendu par hasard à la radio dernièrement, une archive sonore de mon arrière-grand-père. Je ne l’ai jamais connu, je n’avais jamais entendu sa voix, et d’un coup je l’entends et je me dis que c’est fou que ce soit mon arrière-grand-père qui parle à la radio. On est tout le temps les mêmes qui prenons la parole, effectivement. Et c’est marrant, parce qu’il parle aussi de sécheresse… même si son travail et mon travail n’ont rien en commun ; on est très éloignés, à part les liens du sang. Mais je me suis dit : “Mince, ce truc de l’héritage des privilèges parfois c’est très très tangible et factuel”. Dans ma pratique, j’essaie de me voir plus comme un relai pour la parole de beaucoup d’autres que je compile. Je vais poursuivre mes réflexions là-dessus dans tous les cas.
FIRE OF EMOTIONS : NIAGARA 3000 est à retrouver le 28 et le 29 septembre 2023 au Grütli, centre de production et de diffusion des Arts vivants, à Genève.