Tacite: la littérature à l’ère des réseaux sociaux

Éditer, publier: ces pratiques au cœur de la diffusion de la littérature migrent vers le web depuis plusieurs années. Un nouveau maillon de cette histoire en devenir s’est forgé récemment à Genève à travers la création de la plateforme d’édition en ligne Tacite. Dans le cadre de la série Éditons!, consacrée au milieu éditorial genevois, EPIC revient sur la genèse de ce projet avec ses créateurs.

Inaugurée en février, la plateforme éditoriale Tacite a pour but de promouvoir la création littéraire à travers les réseaux sociaux. Créée par Bastien Hauser et Loïc Waridel, elle consiste en une page Facebook destinée à la publication des textes d’auteurs•trices contemporain•e•s. Étudiants à l’UNIGE, les deux éditeurs en herbe n’en sont pas à leur premier coup dans le milieu littéraire genevois: membres du Collectif Encrage, ils participent à l’organisation des rencontres Ecris Lis Bois depuis leurs débuts. Formé en 2018, le collectif vise à promouvoir la création littéraire et sa diffusion à l’occasion de moments d’échange et d’écoute. C’est dans le cadre de leur participation à Encrage que les deux étudiants envisagent de mettre sur pied une plateforme d’édition. Au cours de l’été 2018, ils prennent part à un projet de création autour du thème “filmer la poésie”. Loïc Waridel réalise alors une vidéo à partir d’un poème de Bastien Hauser. L’union entre médium filmique et poésie leur plaît. Ils y voient une façon peu mise en valeur de transmettre la littérature, qu’ils décident de continuer à explorer. Tacite est l’aboutissement de cette quête.

Née du désir de mettre les réseaux sociaux au service de la diffusion de la littérature, la plateforme tend à éviter de récréer sous forme digitale le contenu auquel on associe l’édition sur papier, soit des textes imprimés. Les éditeurs insistent sur ce point: Tacite vise à faire parler la littérature autrement. En d’autres termes, il s’agit de se détourner du régime du scriptural pour explorer les alternatives par lesquelles une œuvre littéraire peut se transmettre. L’idée frappe par son originalité. Existe-t-il des plateformes similaires? Il semblerait que non: “Si certains éditeurs utilisent les réseaux sociaux à des fins de promotion, nous ne connaissons pas d’exemple similaire d’utilisation de ces plateformes à des fins d’édition”, expliquent les créateurs de Tacite.

Un alliage de vidéo et de poésie

Les deux poèmes publiés à ce jour sur la plateforme, “Carnaval” et “Funambule”, sont le fruit d’une collaboration entre Bastien Hauser et Loïc Waridel. Il s’agit de deux poèmes du premier mis en vidéo par le second. Chaque film convoque le même dispositif: dans un décor sombre et dépouillé, sculpté par un élégant éclairage en clair obscur, Bastien Hauser récite son texte, au contenu duquel renvoient certains éléments de la mise en scène. Ainsi, dans “Carnaval”, des volutes de fumée évoquent l’atmosphère de la boîte de nuit décrite par le poème; dans “Funambule”, le filet d’une liqueur versée dans un verre sans interruption convoque la frénésie sensorielle autour de laquelle le texte s’articule. Le choix s’est porté sur la vidéo pour plusieurs raisons. D’une part, le médium permet d’entretenir un rapport à l’oralité et à la performance cher à Bastien Hauser: le texte ne se donne pas à lire, mais à entendre. Le•la spectateur•trice saisit les inflexions de la voix du récitant, les nuances de son énonciation: tant de données qui ne passent pas dans le texte imprimé. D’autre part, cette jonction entre poésie et vidéo favorise la recherche d’images poétiques: “Mes textes ont été écrits avec pas mal de visuels en tête”, souligne Bastien Hauser. “La création des vidéos s’est nouée autour de la recherche d’images fortes, qui soulignent et accentuent le sens du texte”, explique Loïc Waridel.

Même si ce type de collaboration les ravit, les deux éditeurs-créateurs ne veulent pas pour autant se cantonner au format vidéo: “Nous n’avons pas envie de nous positionner comme des Youtubeurs. Le but est d’engager des collaborations plurielles avec des auteurs•trices qui défendent des voix singulières.” Toutefois, le principe qui a guidé la création des deux vidéos est celui que les deux éditeurs veulent promouvoir dans leurs collaborations futures: “Nous désirons établir des échanges personnalisés avec les auteurs•trices. Il nous tient à cœur de les rencontrer, de les accompagner dans le développement de leurs textes, de retravailler ces derniers en vue de leur publication sur Tacite. La plateforme n’a pas pour vocation de servir simplement d’outil de mise en page web. Nous avons le souci de proposer un véritable travail d’édition.”

Éditer sur les réseaux sociaux

Outre la multiplicité des contenus autorisée par le digital, les dynamiques sociales et générationnelles propres aux réseaux sociaux ont attiré Bastien Hauser et Loïc Waridel vers l’édition en ligne. “Les réseaux sociaux nous permettent d’atteindre une tranche d’âge que nous aurions sans doute plus de peine à toucher par les moyens de l’édition papier. Environ quatre-vingt pourcent de notre audience a entre dix-huit et vingt-cinq ans. On image mal un public aussi jeune découvrir notre travail s’il était édité sur papier. Or, c’est à notre génération que nous voulons nous adresser en premier lieu.” Par ailleurs, l’édition de textes sur une plateforme en ligne permet un rapport plus immédiat au public, comme en témoigne Bastien Hauser au regard de sa propre expérience:

“Quand tu publies un texte sur papier, tu l’abandonnes. Il trace sa voie par lui-même, il est difficile de savoir ce qu’il engendre chez les lecteurs•lectrices. Sur les réseaux sociaux, c’est différent. Ils rendent possible un retour du public beaucoup plus direct. On reçoit des messages personnels. Par ailleurs, ils permettent aux textes d’être accessibles beaucoup plus facilement.”

Les deux éditeurs sont toutefois conscients des limites propres aux réseaux sociaux. Malgré leur apparente immatérialité, ceux-ci ne sont pas pour autant détachés de toute contrainte géographique: “Il ne fait pas de doute que si nous étions basés à Paris, nous toucherions un public plus large. Le contenu que nous éditons est labélisé ‘Genève’. Nous touchons un lectorat avant tout genevois, qui s’inscrit dans nos propres cercles de sociabilité.” En outre, la structure des réseaux sociaux impose ses contraintes propres au contenu susceptible d’être publié:

“Évidemment, il serait difficile de publier un roman sur Tacite. Ce type de format est peu adapté à la plateforme. Cela dit, nous ne cherchons pas à produire de la littérature pour les réseaux sociaux. Notre objectif est avant tout d’utiliser ces derniers pour mettre en avant la création littéraire contemporaine. C’est le contenu qui prime.”

Enfin, le fait de publier des textes sur Facebook a pour conséquence de mêler ceux-ci aux messages publicitaires qui peuplent la plateforme. Les éditeurs ne craignent-ils pas que cette fusion des contenus mette la légitimité de leur entreprise en péril ? Engagés sur cette voie, Bastien Hauser et Loïc Waridel esquissent une réflexion sur les défis qui les attendent: “Comme n’importe quelle maison d’édition, nous devons d’abord façonner notre légitimité en rapport au contenu que nous proposons. Il s’agit de défendre une ligne artistique cohérente et d’éditer des œuvres qui valent la peine d’être vues, lues, entendues. Il est vrai que publier sur Facebook peut constituer un obstacle à l’établissement d’un certain type de légitimité: d’une part, parce que nos publications se trouve juxtaposées à des contenus de toutes sortes en vertu d’algorithmes sur lesquels nous n’avons aucun contrôle; d’autre part, en raison de la dévalorisation culturelle dont le digital est encore l’objet. Le papier est souvent sacralisé; une forme de snobisme s’y attache. À vrai dire, la question de la légitimité est épineuse. Comment la pondérer? Qu’est-ce qui la définit? Nous préférons la laisser de côté et faire ce dont nous avons envie.”

Développements futurs

Des envies, Bastien Hauser et Loïc Waridel n’en manquent pas. La liste de leurs projets comprend notamment la création d’un site web, dans un souci d’autonomie à l’égard d’une plateforme comme Facebook. “Tacite aspire à devenir quelque chose de pro. C’est pour cela aussi que nous voulons développer un site web.” Dans un même souci de professionnalisme et d’éthique, les éditeurs espèrent trouver un mode de fonctionnement qui leur permette de rémunérer leurs collaborateurs.•trices: “L’accès gratuit aux textes que nous éditons s’est imposé comme une évidence, car c’est le moyen le plus efficace de toucher un public large. Toutefois, la gratuité ne doit pas être synonyme de dévalorisation du travail fourni par les artistes. L’idéal serait de rendre l’art gratuit tout en payant les auteurs•trices.”

Si Tacite est le fruit d’un désir d’explorer la multiplicité des incarnations de la littérature permises par le digital, les éditeurs n’excluent pas de publier sur papier un jour: “Nous n’avons pas l’arrogance de prétendre proposer une alternative au format papier, auquel nous sommes nous-mêmes attachés. Nous pensons Tacite comme un complément, non comme un substitut à l’édition des textes sur papier.” La volonté d’engager un dialogue avec les maisons d’édition papier est palpable chez les deux créateurs de la plateforme. “Il serait intéressant de comparer nos pratiques, de discuter de la façon dont le travail fourni par les éditeurs, tels que le choix du papier et de la police, est récréé par exemple à travers la vidéo, où se posent d’autres questions, comme le choix de la lumière, du lieu, du fond, du cadrage, etc.” Toutefois, dans l’immédiat, c’est avant tout vers la recherche d’auteurs•trices que s’orientent les créateurs de Tacite : “Toute proposition de collaboration est la bienvenue!” Nous espérons qu’elles seront nombreuses.

La prochaine publication sur Tacite aura lieu le 6 avril. Il s’agira d’un texte de Carole Extermann, déjà connue pour ses talents de comédienne et de performeuse.

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