Jusqu’au premier novembre, la Fondation Martin Bodmer célèbre les cinquante ans de la maison d’édition Fata Morgana, fondée en 1965 par Bruno Roy, dont le catalogue comprend des auteurs majeurs de la modernité littéraire comme Borges, Paul Valéry, Apollinaire, Michel Leiris, Roger Caillois, Henri Michaux ou Michel Butor. Rencontre avec Jacques Berchtold, directeur de la Fondation Martin Bodmer, et Patrizia Roncadi, commissaire de l’exposition Fata Morgana : regards croisés.
Qu’est-ce qui fonde la spécificité de l’entreprise éditoriale menée par Bruno Roy ?
Jacques Berchtold : Bruno Roy, à travers son travail d’éditeur, a véritablement fait œuvre de créateur. Au cœur de son entreprise éditoriale réside la volonté d’instaurer un vis-à-vis entre texte et arts visuels. Les livres qu’il a édités sont toujours le fruit d’un dialogue tensionnel entre un écrivain et un artiste. Il ne s’agit pas pour autant de textes « illustrés », terme que Bruno Roy a en horreur, car il implique la secondarité de l’image par rapport au texte. Or, un livre comme Le Rêve de l’ammonite réalisé par Michel Butor et Pierre Alechinsky s’est élaboré à partir des lithographies d’Alechinsky; le matériau premier n’était donc pas le texte. Afin d’insister sur la dimension créative du travail d’édition, je tiens à faire remarquer que sur les quelques 1506 livres publiés par Fata Morgana à ce jour, environ 1000 sont des commandes que Bruno Roy a adressées à des artistes et à des écrivains. Par ailleurs, ce dernier a joué un rôle très important dans la carrière de certains écrivains, comme Henri Michaux, l’un des auteurs les plus publiés par la maison d’édition. Le versant de l’œuvre de Michaux centré sur l’exploration de l’univers des signes avait à l’époque peu intéressé les éditions Gallimard. Bruno Roy l’a alors recueilli au sein de Fata Morgana. Le cas de Michel Butor est assez similaire : quand celui-ci s’est éloigné du roman traditionnel, Bruno Roy lui a offert la possibilité de publier certaines de ses œuvres issues de collaboration avec des artistes, lesquelles intéressaient peu les autres éditeurs. Une autre particularité du travail éditorial mené par Bruno Roy tient dans le choix du genre des textes publiés. Aucun roman ne figure dans le catalogue de Fata Morgana; le fondateur de la maison d’édition apprécie la forme brève et privilégie l’essai et la poésie.
En quoi la Fondation Bodmer est-elle un lieu approprié pour accueillir cette exposition ?
Jacques Berchtold : Dans les années 1970 et 1980, les directeurs de la Fondation Martin Bodmer ont acquis un certain nombre de livres publiés par Fata Morgana. La présence de la maison d’édition au sein de la Bibliothèque Bodmer a permis de justifier l’organisation de l’exposition. Par ailleurs, introduire au sein de celle-ci certaines pièces issues de la collection de la Fondation Bodmer permettait à notre avis de mettre en valeur le sens du titre de l’exposition: « Regard croisés ». En effet, si Bruno Roy fait dialoguer des œuvres d’écrivains avec des œuvres issues du champ des arts visuels, l’exposition permet de faire se rencontrer des objets conservés dans les Archives Fata Morgana avec des œuvres issues de la collection de la Fondation Bodmer. C’est notamment le cas dans la vitrine qui présente des œuvres de Paul Valéry, écrivain qui fut très cher au collectionneur Martin Bodmer et dont certains textes figurent dans le catalogue de Fata Morgana. Au sein d’une même vitrine, nous avons pu réunir le manuscrit de La Soirée avec Monsieur Teste, deux textes de l’auteur publiés chez Fata Morgana, dont les Marginalia d’Edgar Poe, édité en collaboration avec Bram van Velde, ainsi qu’un autoportrait de Paul Valéry !
Quels critères ont guidé votre choix parmi les quelques 1506 titres du catalogue de Fata Morgana ?
Patrizia Roncadi : Nous avons privilégié les auteurs publiés par Bruno Roy qui entraient en résonance avec la collection de la Fondation Bodmer. Par conséquent, nous nous sommes plutôt orientés du côté des « classiques » de Fata Morgana. Toutefois, j’aimerais souligner que si ces auteurs appartiennent aujourd’hui au canon de la modernité, ils étaient à leur époque marginaux et provocants. Nous avons profité des résonances qu’entretenaient certaines œuvres éditées Fata Morgana avec des biens conservés à la Fondation Bodmer pour ménager des chocs culturels au sein de l’exposition. Ainsi, nous avons fait se côtoyer L’Enfer de Dante d’Edmond Jabès publié en 1992 avec un incunable de 1487 de La Comedia de Dante. De même, nous avons confronté le livre de Michel Butor et de Jacquie Barral Les Saisons de l’humilité inspiré d’Hölderlin au manuscrit autographe des poèmes « Le Printemps », « L’Automne » et « L’Hiver » du poète allemand.
Propos recueillis par Emilien Gür
« Fata Morgana : regards croisés », Fondation Martin Bodmer, 19 route Martin Bodmer, 1223 Cologny, www.fondationbodmer.ch