1000 visages vice versa d’anitaa

(c) anitaa

Sa démarche est singulière en ceci qu’elle n’outre rien. C’est rare en art visuel : les collages d’anitaa sont pleins de subtilité, de délicatesse et d’harmonie. A-t-elle déjà gueulé sur quelqu’un ? Tiens, je lui demanderai. Je l’imagine plutôt discrète, ou réservée… et d’ailleurs, elle est là, je l’avais pas vue ! Navré.

Salut anitaa. J’envie ton double ‘a’. T’as fait comment ?

Ce pseudo vient du fait que beaucoup d’amis m’appellent Anita. Mais c’est un prénom répandu, et je trouvais ‘anitaa’ plaisant à l’œil.

Doubler seulement le ‘a’ de la fin, c’est une ouverture sur ce qui vient ?

Peut-être… Il y a une chanson de Scout Niblett – tiens ! elle aussi, mais c’est deux ‘t’ – qui dit : « I’m a doer ». J’ai toujours envie de faire plus, mieux, encore : j’aimerais apprendre la langue des signes, voyager…

(c) Olivier Juillard

Je pensais que tu sortirais du Mamco, mais t’es allée au MEG. Qu’y as-tu vu de beau ?

Des masques. J’aime beaucoup les masques, et aussi l’art indien. Je vais souvent au Mamco, j’adore l’expo permanente. J’aime bien ce qui est géométrique et simple, même si ce n’est pas du tout ce que je fais : Buren, par exemple, ou Kandinsky, Malevitch…

Tu as fait une intervention à Barcelone pour les 100 ans de dada. C’était quoi ?

Oui, pour une galerie tenue par des collagistes à Terraza. Alors eux, ils s’éclatent ! On m’a envoyé un fichier PDF et je devais prolonger les lignes, pour un cadavre exquis. Dada, je trouve génial… Rauschenberg, Hannah Höch, c’est mes maîtres : ce qu’ils faisaient, il faut voir quelle révolution ça a été ! Dada et Bauhaus aussi : il y avait une liberté, une parité dans le groupe, un esprit de camaraderie, de collaboration, de pas se prendre au sérieux.

Je suis assez solitaire dans mon travail, mais j’adore les collaborations. J’ai figuré dans un fanzine au Pérou, par exemple, et dans un autre à Bogota. À Lisbonne, au hasard d’une promenade j’avais vu une expo de Hugo Barros (alias Mesineto). J’y suis allée, puis la nana m’a dit qu’il était là-haut, au château. Je voulais absolument le rencontrer ! On a patouillé pour communiquer, mais c’est une personne talentueuse, humble et très sympathique… Il y avait aussi un de ses amis, un photographe, très sympa et qui fait de la bonne photo. À un moment, Hugo Barros me dit : « si je te donne quelque chose ce soir, tu arrives à le terminer et on se revoit demain ? Et vice versa ? » C’est ce qu’on a fait, on a terminé nos collages respectifs et on a passé la journée du lendemain ensemble, à discuter et coller dans la rue. C’était génial !

Wouaouh !

Enfin voilà… j’ai travaillé aussi avec Bob May, un collagiste anglais avec qui je suis en contact. On cherche tous les deux des nouveautés, on s’envoie des images, on a terminé plusieurs collages l’un de l’autre… ça se fait beaucoup entre collagistes.

(c) anitaa

Genève… Rhino… Nostalgie ?

Oh oui, toujours un peu ! Nostalgie des amis, surtout. Avec le recul, on a tendance à garder les bons souvenirs, mais à l’époque, j’avais souvent des cauchemars d’évacuation, car la menace pesait. Mais l’amitié, l’autogestion, le Bistrok’, la vie en communauté, avec ses hauts et ses bas… On faisait une réunion hebdomadaire pour décider de tout ! On votait parfois, mais en général, il fallait aboutir à ce que tout le monde soit d’accord, alors c’étaient des réunions longues, pleines d’idées, de disputes (rire). J’ai appris beaucoup car on tournait sur tous les postes : faire la programmation ou les affiches, tenir un bar, monter une chambre froide, faire la peinture, poncer et cirer le parquet, cuisiner, servir les clients, DJ… (rire.)

Et le Bistrok’, quel endroit : bonne ambiance, bonne cuisine, pour pas cher, toujours plein…

Oui ! Et puis on était maîtres chez nous : si quelqu’un arrivait avec une attitude négative, par exemple, on pouvait lui dire de partir. Une fois, sur une idée de Mathieu, le cuisinier, on a décrété que le repas serait gratuit ; les gens étaient paniqués à cette idée (rires) !

Peux-tu me raconter la dernière fois que tu as gueulé sur quelqu’un ?

Ouf ! En fait, je suis calme… Quand on m’agresse, je n’arrive pas à rétorquer, mais il y a beaucoup de choses qui me mettent en colère. Avec le temps, j’essaie de construire ma pensée avant de répondre. Je réagis depuis toujours à l’injustice, j’ai de l’empathie pour les victimes. Si tu veux vraiment une histoire, il y avait devant la gare un jeune homme qui hurlait sur sa copine et menaçait de la frapper. Je suis allée me mettre entre les deux, je ne peux pas tourner la tête dans ces cas-là…

Ça a calmé le jeu ?

Oui oui : il a tapé contre le mur, et il est parti. J’ai parlé avec la jeune fille pour lui dire qu’elle ne pouvait pas se laisser traiter comme ça par un garçon.

Peux-tu nous raconter tes astres ?

Tout ce qui fait référence à l’espace et aux cieux me fascine et me fait extrêmement peur à la fois. Je suis abonnée à l’Instagram, au Facebook et au Tumblr de la Nasa : j’adore visionner ces images, magnifiques et terrifiantes. Pour le fond de mes collages, je trouve que ça fait bien ressortir les images. L’imagerie ancienne, la façon dont on prenait les photos, le grain très moche aussi : j’aime les vieilles images vintage d’astronomie.

Qu’est-ce que tu trouves sublime ?

La poésie et la musique. Toutes les musiques : j’écoute du rock, mais j’ai eu des périodes reggae, dub, etc. Des choses très simples, très low-fi, me touchent aussi. J’aime quand c’est sincère. J’en écoute tout le temps, j’ai des playlists de 6-7 heures sur différents supports. J’ai besoin de ça dans ma vie. Ça touche au sublime quand ça retranscrit exactement une émotion que tu es en train de vivre. Je peux écouter une chanson dix fois de suite, pour aller jusqu’au fond du morceau.

Pour la poésie : Char, Césaire, Senghor, Tsvetaïeva, Ginsberg. Ginsberg, c’est sublime, il faut l’écouter : tu peux trouver des enregistrements lus par lui, ou plutôt scandés. Patti Smith aussi, c’est sublime.

(c) anitaa

T’as une attraction pour ce qui est répulsif ?

Oui! (Rires.) Depuis toujours.

Ça te met à l’écart de tes copines quand t’es enfant, par exemple ?

Oui : je suis toute seule dans mon arbre, avec mon cahier de poèmes accroché dans un sac plastique pour pas qu’il prenne l’eau. J’écris des poèmes sur les animaux et je me fais pleurer (rire), mais tu mets pas ça, hein !

Les réseaux sociaux, ça tisse des liens d’arbre en arbre ?

Mais c’est exactement ça : j’ai des liens que je pense – mais je ne sais pas – assez forts avec des gens que je n’ai jamais rencontrés, des musiciens, des artistes. On ne discute pas, mais on se parle par images. On partage la musique ou la poésie qu’on aime, on se trouve des âmes sœurs, en quelque sorte… Je suis entrée en contact avec Jérôme Suzat par exemple, alias Cheval Blanc, qui est peu médiatisé, alors que c’est un génie selon moi. On a créé comme ça un lien un peu hors du temps. J’aime et j’ai besoin de relations artistiques d’entraide et de soutien : il y a des personnes, je sens qu’elles sont là pour moi, je sais pas comment te dire… (silence) Je crois en ça.

Quels arbres tu aimes ?

Les pins maritimes. Il y en a beaucoup dans les toiles de Valloton, un de mes peintres favoris. Ils ont une forme magnifique, une odeur incroyable ; en plus, ils laissent passer la lumière et ils sont persistants : ils sont là, droits, et quelques fois, en bord de mer, le vent les a tordus, penchés, mais ils sont là, résistants.

Quelles seraient tes trois couleurs ?

Bleu, noir et… la troisième, c’est dur… Le rouge aussi. Les couleurs, ça change au gré de l’âge et des humeurs.

On a une plus grande liberté de changer quand on est souvent dans les couleurs ?

Je sais pas… Je suis très sensible aux couleurs, ça me parle beaucoup. À une époque, je portais tout le temps du vert, je n’en mets plus aujourd’hui, mais là, j’adore ton pull et je me dis qu’il faudrait que j’en reporte. Un prof d’art nous avait dit une fois : « j’ai vu une femme noire qui passait dans la rue avec un imperméable vert. J’ai été choqué et j’ai trouvé ça magnifique. Cette image reste et me hante. » Les autres trouvaient que c’était du n’importe quoi, eh bien moi, j’étais là : ouais, c’est ça, c’est exactement ça ! La couleur et l’esthétique, c’est très important pour moi dans la vie de tous les jours : il y a des associations parfaites, et d’autres qui me font mal aux yeux.

(c) anitaa

Si tu étais un nombre, tu serais…

Trois. Le triangle, la triangulation…

L’affiche de ton expo montre une femme, de profil. On pourrait dire qu’elle a des pensées embrouillées, et puis elle en tire un triangle, qu’elle exprime. C’est quoi ce triangle ?

Oui. (Rire) trop perso !

Ok. Un rapport avec l’anatomie féminine, c’est pour ça ?

Ah non, rien à voir.

Tu as une destination de rêve ?

Je rêve d’aller au Japon. Pour les paysages, et j’ai une profonde attirance pour l’art japonais, pour la façon dont ils représentent la nature. Hiroshige, Hokusai, j’adore ! Ryû et Haruki Murakami aussi. Je suis en train de lire tous les livres d’Haruki ; il y a beaucoup de mystique dans ce qu’il écrit, des fantômes, des esprits… ça me touche. Et puis il y a aussi Myasaki : Pompoko, c’est complètement délirant ! Il y a ce côté irrévérencieux, excessif, incroyable ! La scène de la procession aux lampions qui part en délire, par exemple, est magnifiquement dessinée. L’érotisme japonais aussi est hallucinant : c’est barjo et assumé, ça part très très loin, et c’est traité avec délicatesse en même temps.

Ever (c) anitaa

Il y a un accès à la folie intérieure, dans tes collages ? Je pense à Burn Out, paru dans le numéro 10 de La Mouche

Pas de la folie. D’abord, ça ne veut rien dire, la folie. L’univers intérieur plutôt : tu peux avoir une apparence très calme, retenir un peu un univers délirant, qui peut s’exprimer par ce qu’on écoute, ce qu’on lit ou ce qu’on crée. J’ai toujours eu une dualité, entre la petite fille bonne élève, la jeune femme sans tatouage et mon univers intime, empli de passions et « d’une drôle de rage », pour citer Lola Lafon, la merveilleuse autrice et chanteuse.

Tu as écrit : « L’art brut, c’est la nature qui nous l’offre. Des formes, des textures, des couleurs parfaites ». Pas trop dur, cette concurrence artistique ?

Tu peux pas rivaliser avec la nature : tout ce qui est créé est parfait. Je suis fascinée par la nature : déjà petite, je regardais les petites crevettes d’eau douce, les petites larves qui se construisent des maisons en gravier : tu leur donnes n’importe quoi, une pierre précieuse, elles se construisent une maison avec. Je connais chaque arbre, chaque plante de la montagne où j’ai vécu. On en vient aussi à comprendre que certains animaux ont une âme, des sentiments… L’être humain a tendance à penser qu’il est au-dessus de tout, mais ça n’est pas vrai !

Burn Out (c) anitaa

En 2006, tu regrettais sur ton blog, à propos du land art : « que certains artistes fassent toujours dans le gigantisme au lieu de s’attacher au minuscule ». Less is more ?

Et de plus en plus ! Au tout départ, j’étais dans la collection. J’avais tellement d’images, de coupures de journaux, que je ne savais qu’en faire… C’est là que j’ai commencé à les bouger, à les placer côte à côte, puis à les détourer pour les recoller sur des supports, mais comme ça, sans composition. Le temps passant, je me rends compte que trois ou quatre éléments, ça suffit et c’est mieux. C’est plus difficile d’aller vers le simple que vers la saturation…

C’est plus jouissif ? Ou plus beau ? Qu’est-ce qui te fait aller vers le simple ?

C’est plus expressif. Il y a plus de message. Sauf pour les commandes, par exemple d’affiches ou de pochettes de disques, où on me demande des choses précises, l’idée d’un collage me vient progressivement, en brassant les images… puis ça colle ou pas. Ou alors ça part d’une chanson, d’un mot ou d’une phrase, comme Burn Out : le sujet était « la mécanique des choses ». Au moment où j’ai entendu cette phrase, j’ai vu le collage. J’ai peut-être pas grand-chose pour moi, mais j’ai une mémoire phénoménale, et je sais exactement quelles images j’ai dans mes boîtes.

Alors justement, les messages, on y vient ! J’ai pris ici une repro de Lucha. C’est une jeune samouraï ?

Lucha (c) anitaa

Pour moi, c’est important, surtout en ce moment, de dire aux petites filles qu’elles peuvent faire et devenir tout ce qu’elles veulent dans la vie. Astronautes, guerrières si elles le veulent, ou mamans : tout ce qu’elles veulent ! La vie nous affaiblit, mais quand t’es enfant, t’es fort. Il y a aussi que je trouve les arts martiaux impressionnants… Mais bon, il y a une part importante de visuel et d’inconscient dans ce que je fais.

Il y a aussi cette main, féminine évidemment, qui presse quelque chose très fort et il y a comme un suc qui en sort…

Ever. Ah ben attends : je l’ai là, dans un carnet. Ce collage, c’est un peu sur le thème « amour toujours », je pense…

(Nous feuilletons ensemble ce cahier à mystères, dont je dévoile ici quelques bribes)

Après, j’y mets des choses, mais les gens y voient ce qu’eux y voient… J’adore la simplicité d’un Giuseppe Penone ou d’un Bruno Munari, si tu connais ? J’adore l’antiquité aussi, ça m’inspire… Ça, c’est sur Sylvia Plath, une poétesse que j’adore. Apparemment, son mari, qui était aussi son éditeur, avait tronqué certains de ses poèmes pour cacher qu’il la battait… Là on arrive à la série Fantasmagoria

(c) anitaa

Ton expo actuelle est à Thonon. C’est bien, Jumbo ?

Oui, très agréable. C’est un de ces petits endroits sympas qui commencent à apparaître ici et là. On y mange bien : ils font de l’alimentation saine, bio, végétarienne.

Après Arles, l’Usine, la Halle Nord, une publication dans HUIT revue astronef, une autre dans La Mouche et cette expo à Jumbo, tu as forcément des projets à venir ! Tu peux en parler ?

Eh bien, je suis toujours à la recherche de lieux d’expositions… Et aussi je viens de terminer la pochette d’un vinyle pour Jérôme Doudet : le volume 2 de Yantra Mandir, qui va paraitre prochainement sous le label Mental Groove. J’adore faire des pochettes. J’ai aussi fait celle pour l’album Lemonade, de Capital Youth, chez Roosevelt Records.

Cool ! ça représente quoi ?

Ben… t’attendras la sortie de l’album, hein ? (Rires.)

 

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Série ‘Faces’, collages d’anitaa

Expo à Jumbo – Rue du Manège 4 – Thonon-les-Bains

Du 21 octobre au 30 novembre 2017

Ma-Sa : 8h-19h

 

Marché des créateurs à l’Usine

Place des Volontaires, Genève

Di 10 décembre 2017, 13h-19h

 

Sur internet:

http://anitaacollages.wixsite.com/anitaa

https://anitaao.tumblr.com/

https://www.instagram.com/anitaa_collages/

 

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