Angelina, de la complexité du travail du sexe

Justine Ruchat amène à travers sa pièce « Angelina » une réflexion sur la place de la prostituée dans notre société. (crédit : Elisa Murcia-Artengo)

Jusqu’au 3 avril, le Théâtre du Galpon propose le spectacle Angelina. Plume d’or 2021 de la société genevoise des écrivains, cette pièce nous plonge dans l’intimité d’une comédienne qui se prépare pour une répétition et qui construit peu à peu le rôle d’une prostituée. Rencontre avec Justine Ruchat, qui a écrit, dirigé et joue dans ce seul en scène qui promet une passionnante réflexion sur la place symbolique de la travailleuse du sexe dans notre société.

Pourrais-tu nous parler de ton parcours, de tes études et de la manière dont tu es devenue comédienne ?

J’ai commencé le théâtre très tôt, à huit ans, au Théâtre Spirale, une compagnie qui donne des cours pour enfants et qui travaille à la Parfumerie. J’y suis restée une dizaine d’année et y ai vécu des expériences de groupe très fortes. C’est à travers mon engagement dans cette structure que j’ai commencé à participer à des créations théâtrales professionnelles. J’ai ensuite entamé des études de lettres à l’Université de Genève que j’ai stoppées très vite, car le rythme universitaire n’était pas ce dont j’avais alors besoin dans ma vie. J’ai passé une année à faire différentes choses à gauche et à droite avant de suivre une formation de deux ans à Bruxelles dans une école de théâtre de mouvements. Je suis par la suite restée dans cette ville pour m’embarquer dans d’autres études complètement opposées : j’ai retrouvé l’université pour y suivre des cours de dramaturgie, d’analyse de mise en scène et de texte, etc.

De retour à Genève, le Théâtre Spirale m’a proposée de travailler sur l’adaptation théâtrale d’un roman de Laurent Gaudé, Eldorado, spectacle dans lequel j’ai également joué. À la suite de cette expérience, j’ai commencé à travailler en tant que comédienne avec Gabriel Alvarez au sein de son Studio d’Action théâtrale, et nous avons également commencé récemment à écrire ensemble. En parallèle, j’ai monté ma compagnie EnQuête en 2016 et j’ai présenté à La Bâtie un premier spectacle qui abordait la thématique des dérives sectaires.

Comment t’est venu cet intérêt pour la thématique de ta pièce Angelina, à savoir la prostitution ?

Je pense que c’est un mélange d’influences. D’abord, je suis née aux Pâquis, quartier que je traversais tous les jours pour aller à l’école et qui est connu pour être un haut lieu de la prostitution à Genève. Des amies de ma mère travaillaient de plus pour Aspasie, l’association genevoise pour la défense des droits des travailleuses du sexe ; j’ai souvent assisté à des discussions enflammées entre abolitionnistes et réglementaristes, ce qui m’a beaucoup frappée. Ensuite, à partir de l’adolescence je me suis souvent fait accoster par des hommes dans la rue, ce qui m’a toujours interrogée : que me veulent-ils réellement ? Quels sont leurs objectifs en adoptant ce comportement ?

Ma volonté de travailler sur cette thématique part également d’expériences sexuelles plus ou moins chouettes, dont j’ai discuté avec beaucoup de femmes autour de moi. J’ai fini par constater que de nombreux questionnements nous étaient communs, notamment concernant la façon dont on se permet d’être habillées ou le rapport que l’on a à notre corps et à nos partenaires sexuels. C’est comme si cette image de la « pute » hantait nos expériences de la sexualité. À cela s’est greffée une dimension théâtrale : en tant que comédien·ne, tu peux parfois te retrouver déshabillé·e, on te demande de faire des chose dont tu n’as pas forcément envie, tu es le réceptacle des envies d’un·e metteur·se en scène, etc. On peut tirer de l’expérience de comédien·ne des parallèles, toutes proportions gardées, avec une certaine forme de prostitution.

(crédit : Elisa Murcia-Artengo)

Pourrais-tu nous parler de ton travail de recherche pour écrire le texte du spectacle ? D’où part cette envie de faire une enquête quasiment documentaire pour l’occasion ?

Cela me frustre de ne pouvoir faire que peu de représentations d’une pièce qui a été travaillée pendant des mois. J’ai toujours le désir d’apprendre beaucoup d’une création, et c’est donc assez naturellement que j’ai eu envie de rencontrer des femmes pratiquant ce métier pour découvrir l’humain derrière cette figure de « pute ». Ce travail m’a pris beaucoup de temps ; j’ai presque mis deux ans à avoir un numéro de téléphone, car j’ai eu de la peine à savoir comment entrer le mieux possible en contact avec les personnes avec lesquelles je souhaitais discuter. Je me suis donc d’abord surtout documentée en lisant des ouvrages sociologiques sur le sujet de la prostitution ou sur la question du regard, du stigmate et des rôles sociaux, puis en écoutant des podcasts et en visionnant des documentaires et des archives sur le sujet.

J’ai finalement obtenu deux contacts. D’abord, celui de Yumie, que j’ai connue à travers un podcast ; il s’agit d’une femme qui travaille comme une entrepreneuse, et qui a un discours passionnant sur son métier. Au cours de nos discussions, elle a débloqué quelque chose en moi en me demandant la raison pour laquelle ces représentations de la prostituée me questionnaient autant dans ma vie quotidienne. C’est ainsi que je me suis dit qu’il fallait que le spectacle commence par une comédienne qui est habillée de façon trop sexy par rapport à ce qu’elle aimerait. La pièce conte donc une recherche : la manière dont une actrice construit un personnage de prostituée. Ensuite, j’ai pu m’entretenir avec Angelina, que je n’ai toutefois pas pu rencontrer car elle est retraitée en Colombie après avoir vécu vingt ans aux Pâquis, où elle a monté le Syndicat des travailleuses et travailleurs du sexe. On a échangé par téléphone, mais ce n’est bien sûr pas le même rapport qu’un entretien en face-à-face. J’ai donc construit le personnage d’Angelina en me basant beaucoup sur mon imaginaire, sur une idée fantasmée de la femme qui prend sa sexualité en main, une sorte de figure à la Grisélidis Réal.

Comment s’est passé le processus d’écriture ?

J’ai pu participer à plusieurs résidences d’écriture, d’abord à Bruxelles par visioconférence, puis notamment au Galpon. J’ai également suivi pour l’occasion un cours donné par Sandra Korol à Lausanne, qui forme à l’écriture. Il faut savoir que cela a été compliqué pour moi de produire un discours sur la prostitution, car il existe tant des femmes qui ont adopté ce métier par choix que des femmes qui s’y sont tournées par contrainte. C’est une thématique infiniment complexe, où s’entremêlent énormément de réalités et de problématiques différentes. J’ai donc beaucoup tourné autour du sujet avant de réussir à trouver l’axe me correspondant le plus, qui me ressemble réellement et qui puisse intégrer mon vécu de comédienne.

(crédit : Elisa Murcia-Artengo)

Quelle dimension apportent les témoignages audio que l’on entend dans la pièce ? Comment es-tu parvenue à les calibrer avec ta performance ?

J’aime l’idée qu’il y ait une narration, un personnage fictif que j’ai totalement construit en le constituant de bouts de mes réflexions personnelles. Et puis en parallèle j’apprécie beaucoup le tissage avec la réalité ; il y a quelque chose qui me plait dans le fait que la source apparaisse. Cela me pose plein de questions sur le théâtre, car j’ai en effet de la peine avec l’art qui se rapproche trop du réel. Pour moi, le théâtre doit être un espace autre mais qui, et c’est toute la contradiction, se retrouve toujours d’une façon ou d’une autre lié à la réalité. Je pense donc que faire intervenir ces documents rajoute une dimension supplémentaire, qui rappelle au public qu’il assiste à une histoire fictive qui possède, en filigrane, un ancrage dans le réel.

Comment as-tu imaginée la mise en scène ? Que cherches-tu à faire transparaitre à travers celle-ci ?

J’ai beaucoup travaillé sur le miroir. J’ai pu remarquer au cours de mes recherches que ce que nous conceptualisons socialement comme « prostitution » est davantage le regard que l’on porte dessus que la prostitution elle-même. Il y a tellement de réalités différentes dans ce monde-là que j’avais parfois l’impression, dans mes recherches, d’être entourée de miroirs : je pensais voir la question sous toutes ses coutures, sans pour autant me rapprocher de la réalité. J’ai aussi lu le texte Le Prisme de la prostitution de Gail Pheterson qui m’a beaucoup accompagnée et qui parle justement de toutes les facettes de ce métier ; pour elle, le stigmate de pute est un instrument d’attaque sexiste contre les femmes qui veulent vivre plus librement. Et en tant que comédien·ne, nous sommes tout le temps confronté·e·s à des miroirs, devant lesquels on se prépare en loges ou on s’exerce ; on s’y observe constamment.

Quels enseignements tires-tu de tes recherches sur la prostitution ?

Avant de commencer ce travail, j’avais en tête l’image de femmes hyper fortes, et j’ai réalisé qu’elles le sont vraiment dans la réalité. Mais elles sont aussi dures, car ce sont les circonstances qui le veulent. J’avais au début envie qu’elles soient toutes de grandes révolutionnaires, puis j’ai déconstruit cette image-là ; il y a plein de prostituées pour qui ce n’est pas le cas. C’est un monde incroyablement fascinant, pour lequel j’ai beaucoup de respect. Malheureusement, la société fait tout ce qu’elle peut, à mon avis, pour rendre le travail de ces femmes difficile. Selon moi, moins on légalise, plus on met ces personnes dans des situations difficiles, car elles se retrouvent alors sans statut pour se défendre, pour demander de l’aide ou pour affronter les injonctions.

(crédit : Elisa Murcia-Artengo)

Peux-tu nous en dire plus sur l’exposition Comment tu me vois ? aux Bains des Pâquis ?

Je n’avais pas envie d’utiliser de vidéos dans mon spectacle, car nous avons toutes et tous une représentation de la travailleuse du sexe qui va forcément plus loin que les images que j’aurais pu diffuser. Quand il ne reste que l’audio et donc la voix d’un individu, la prostituée est débarrassée de tout son attirail de travail. Toutefois, j’ai rencontré durant mes recherches de nombreuses images qui me plaisaient, ce qui m’a poussée à proposer à Aspasie de faire une exposition sur la question. L’association a travaillé avec plusieurs photographes différent·e·s sur la problématique, ce qui a débouché sur une expo constituée de trois parties : d’abord, des photos de la rue, de l’extérieur, de ce que l’on voit la journée ; ensuite, des photos d’intérieurs, de reflets et de miroirs ; finalement, des photos plus intimes, plus proches de la peau et des détails.

Quel bilan tires-tu de cette pièce et du travail que tu as fourni pour la créer ?

La première chose qui me vient à l’esprit est une réflexion sur le monde du théâtre : on abat un travail énorme pour jouer trop peu de fois. La vie des spectacles est trop courte à mon avis, ce qui est un vrai problème ; plus un spectacle est joué, plus il se nourrit de détails et se condense, plus il vit. Et souvent, à peine il commence à vivre que l’aventure est déjà finie. C’est pour cela que j’accorde énormément de temps à la démarche. Le constat est donc avant tout professionnel. Je dirais également que ce travail de recherche a d’une certaine façon changé ma relation à l’espace public, ou du moins ma manière d’y évoluer en tant que femme.

Plus d’informations sur le site du Galpon. À noter que la représentation du dimanche 27 mars sera suivie d’une table ronde avec des travailleuses du sexe.

L’exposition Comment tu me vois ? est quant à elle à découvrir jusqu’au 31 mars aux Bains des Pâquis.

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