Sélectionné en compétition au 72ème Locarno Film Festival, le court-métrage Tempête silencieuse d’Anaïs Moog, diplômée du département Cinéma de la HEAD en 2019, a été récompensé par le Pardino d’Argent.
C’est de l’imperturbable mouvement des vagues que jaillit l’ineffable poésie de Tempête silencieuse. Le court-métrage d’Anaïs Moog est rythmé par l’incessant va-et-vient des flots, lesquels consomment la vie des hommes et des femmes qui s’y aventurent. Hier au large d’Ouessant, aujourd’hui dans le bassin méditerranéen, se répète la même histoire de deuil et de disparition, de corps enlevés par la mer, soustraits au regard de leurs proches. Ce sont les voix de ces dernie.è.r.e.s qui ponctuent le film d’Anaïs Moog. Témoignages arrachés au silence, ils sont l’expression de la profonde douleur de ceux.celles qui restent – des hommes et des femmes qui ne sont pas parti.e.s, demeurent sur le rivage et regardent l’horizon qui jamais ne leur rendra leur fils.fille. Le rythme de leur parole s’entremêle à celui des ondes, tissant ainsi une émouvante méditation sur l’absence. Les vagues charrient les échos d’une pensée (bazinienne) du cinéma comme embaument de la réalité, dont se formule la critique: chez Anaïs Moog, l’image filmique ne saisit pas tant ce qui est que cela qui n’est plus. Une fois encore, comme Godard l’a rappelé à l’envi, le cinéma arrive trop tard : après la disparition, lorsqu’il ne reste plus rien à énoncer que l’absence, le manque, le vide. La mer, saisie dans sa matérialité la plus opaque, ne console ni n’efface rien : irréductiblement présente, elle recouvre comme un linceul les corps des disparu.e.s.
Emilien Gür (EG) : D’où le désir de réaliser ce film provient-il ?
Anaïs Moog (AM) : Ce sont tout d’abord des images de paysages désolés qui me sont venues en tête. Je pense beaucoup en termes d’images ; j’étais appelée par des paysages torturés, érodés, battus par les vents et l’eau, sur le point de disparaître. Je me suis dirigée assez instinctivement vers les paysages de la Bretagne, plus particulièrement ceux de l’île d’Ouessant. Je m’y suis rendue au mois d’août 2018 pour y faire des repérages. À mon retour, j’ai découvert l’ouvrage À propos de « La légende de la mort » [1921] de Joesph Cuillandre, qui traite des rituels bretons associés à la disparition en mer. Il y est souvent question du rite mortuaire de la proëlla, autrefois pratiqué sur l’île d’Ouessant quand les marins disparaissaient au large. Pour ramener l’âme du défunt sur terre, les insulaires construisaient une petite croix en cire. Les proches venaient se recueillir auprès d’elle comme si le corps était effectivement présent. Ce rituel, qui a disparu dans les années 1960, m’a touchée et intriguée. Il m’a donné envie de questionner le rapport à la disparition qui prévaut aujourd’hui. Je me suis alors tournée vers la Tunisie dans le but de faire communiquer les disparu.e.s d’aujourd’hui en Méditerranée avec ceux.celles d’autrefois au large d’Ouessant. Il s’agissait de faire dialoguer deux territoires et deux cultures éminemment différentes, dont la disparition constitue aujourd’hui l’un des dénominateurs communs.
EG : Comment la rencontre avec les différentes protagonistes du film s’est-elle déroulée ?
AM : En novembre passé, je me suis rendue à Ouessant en emportant ma Bolex. J’avais pour but de recueillir des témoignages sur la proëlla. Cela s’est avéré beaucoup plus difficile que ce je pensais : non seulement parce qu’il y a peu de témoins – le rituel a disparu dans les années 1960 –, mais aussi parce que la plupart d’entre eux.elles font preuve de réticence à en parler. Ce sont des souvenirs intimes, qui relèvent de l’ordre du privé. J’ai toutefois eu la chance de rencontrer une femme qui a accepté de me parler de son expérience de la proëlla. J’ai été très touchée par sa voix et son visage, que l’on voit dans les deux premiers plans du film. En revanche, j’ai rencontré les femmes tunisiennes à travers un ami d’Oussama, le disparu évoqué dans le court-métrage. Je me suis rendue en Tunisie à deux reprises, en février et en mars. Il y avait une grande pudeur d’un côté comme de l’autre lorsque nous avons fait connaissance.
EG : Quelle éthique de travail as-tu entretenue avec la famille d’Oussama ?
AM : La première fois que j’ai rencontré la famille d’Oussama, je suis venue sans caméra et sans micro. J’ai essayé de comprendre comment aborder la question du deuil avec eux.elles. Ils.elles avaient toutes les raisons du monde de me fermer la porte, de ne pas me parler : tout était encore très frais, seuls neuf mois avaient passé depuis la disparition d’Oussama. Au cours de nos premiers échanges, nous nous sommes mis à discuter du film, mais nous avons vite dérivé sur d’autres sujets. Je me suis entretenue avec eux.elles individuellement : nous étions seul.e.s dans une pièce et je les écoutais. Il y avait de longs moments de silence, mais j’essayais chaque fois de voir si la parole pouvait revenir. J’essayais de faire en sorte que l’on avance pas à pas, dans un rapport égalitaire, même si c’est très difficile : quand on tient une caméra ou un micro, on ne peut pas évacuer le rapport filmeur-filmé. Je passais également des moments avec eux.elles sans la caméra. C’était très important pour moi : je ne voulais pas uniquement collecter une parole et puis partir. Aujourd’hui nous avons une relation très forte, nous nous écrivons très souvent.
EG : Avais-tu choisi de privilégier la parole des femmes de la famille dès le départ ?
AM : Les hommes exprimaient leur douleur avec beaucoup plus de retenue. En revanche, les femmes, même si elles gardaient une forme de pudeur, se sont livrées de manière beaucoup plus ouverte. Cela me semblait plus juste de me concentrer sur leur témoignage. J’ai également été intéressée par le contraste entre les deux voix : celle d’Asma, qui parle très vite, sur un ton presque enjoué, et celle de la mère, qui est du côté de l’émotion, de la lenteur. J’aimais l’idée de les faire communiquer dans le film, parce qu’elles ne parlent jamais de la disparition d’Oussama entre elles. Le choix des fragments de voix a été très long. Les séquences sonores retenues ont changé de place à de nombreuses reprises : ce qui est dit au début était au départ énoncé à la fin. Le montage s’est déroulé comme en réponse au mouvement de la mer : nous changions les éléments sans arrêt. Nous voulions que les voix soient saisies au moment de leur manifestation, pour que le.la spectateur.trice se laisse ensuite la disponibilité de les oublier pour en attraper une autre : comme un mouvement de vague, qui arrive vers nous puis se retire.
EG : En tant que cinéaste, comment as-tu appréhendé le geste de filmer la mer, sujet cinématographique par excellence.
AM : Je me suis beaucoup interrogée sur la manière de filmer la mer, qui a été représenté des centaines de fois au cinéma. J’avais envie de trouver ma manière propre de la faire parler. J’ai décidé de filmer les vagues de sorte à ce qu’elles prennent l’entièreté du cadre. Dès le départ, le format 4 : 3 s’est imposé. Je ne voulais pas réduire la mer à un paysage, comme c’est souvent le cas en 16 : 9. On dit parfois que le 4 : 3 est le format de la pensée. Aussi, filmer la mer en 4 : 3 revenait à produire des images mentales. Quand on voit les filets de pêcheurs, ils apparaissent comme des linceuls posés sur la mer.
EG : Au niveau formel, ton film est marqué par un grand intérêt pour la texture de la mer. Il me semble que le choix de filmer à la fois en 16 mm et en numérique permet d’enrichir ce travail sur la matérialité de la mer comme surface opaque. À quel moment du projet as-tu adopté le parti pris de recourir à ces deux matérialités filmiques ?
AM : Le choix de la pellicule s’est imposé dès le début du projet, pour la dimension atemporelle qu’elle convoque et pour le travail sonore qu’elle permet. Quand on reçoit des images pellicule, il s’agit d’images muettes. Cette disjonction entre image et son me permettait de travailler sur la matière sonore de sorte à en faire un élément narratif à part entière. J’ai voulu faire entrer en collision la pellicule et le numérique non seulement au niveau de la texture des images, mais aussi à celui du son. Je n’avais pas du tout envie de tomber dans le piège du médium associé une époque : que la pellicule représente la Bretagne et le passé, tandis que le numérique figurerait le présent. Au contraire, j’ai filmé en numérique autant à Ouessant qu’en Tunisie. À Ouessant, j’ai filmé toutes les tempêtes en Bolex, parce que cela me permettait les filmer au ralenti, en soixante-quatre images par seconde. C’est une façon de souligner la dangereuse beauté des vagues qui va à contre-courant de l’imaginaire de carte postale souvent associé à la mer. Le film la montre comme une mangeuse d’hommes, autant à Ouessant où les vagues frappent violemment les rochers qu’en Tunisie où elles s’échouent sur le rivage avec lenteur. Avec mon monteur, nous avons cherché à faire en sorte que le.la spectateur.trice reçoive chaque image d’une manière qui le.la maintienne en éveil ; à créer des chocs, des collisions.
EG : Il y a également une collision de rythmes aussi au sein du film : entre ceux des paysages maritimes, ponctués par des ondes d’amplitudes variées, et celui du deuil. Comment as-tu développé cet entrelacement de rythmes au montage ?
AM : Avec mon monteur, nous avons d’abord envisagé de développer le film autour d’un parcours qui mènerait de la Bretagne à la Tunisie. Nous avons ensuite abandonné ce plan de montage trop simple, trop contemplatif. Claire Atherton, qui a participé au montage, m’a recommandé de revenir aux images que j’avais faites durant les repérages, dont elle appréciait la spontanéité. Le montage s’est finalement construit autour de ces images-là, qui portent la marque d’un corps-à-corps avec les paysages filmés. Nous avons cherché à éviter toute forme de continuité pour privilégier une forme de collision de rythmes. Le tempo du film est d’abord rapide, avant que l’on passe à un long travelling qui marque l’apparition de la voix. On arrive ensuite à la tempête, puis le rythme s’apaise à nouveau. On se retrouve alors sous terre, dans un bunker. Le trajet ne nous mène pas d’une mer à l’autre, comme nous l’avions initialement prévu, mais de la surface des eaux maritimes aux profondeurs terrestres. Le plan du bunker suggère un ventre vide, une destruction intérieure. C’est pour ça que j’ai placé la phrase « Je voulais sentir l’odeur de l’Europe et revenir » à ce moment. Tout le film gravite autour de cette phrase. Nous ne voulions pas, dès le début du film, poser la question de la disparition en mer et de la migration. Au contraire, nous avons cherché à laisser planer une forme de mystère. Cette phrase seule suffit : je n’éprouvais pas le besoin d’insister sur le voyage d’Oussama, d’expliquer ce qui l’a poussé à le faire. Il s’agit avant tout de comprendre comment la famille fait face à cette disparition. Chez eux, le deuil est traité par le rêve, doté d’une valeur salvatrice : c’est la nuit qui rend aux proches d’Oussama leur fils, leur frère.
EG : À quel moment s’est imposé le titre retenu, qui joue sur la pluralité sémantique de la tempête, comprise à la fois dans un sens physique et matériel, mais aussi comme processus intérieur ?
AM : Le choix du titre a été très compliqué. Quand j’ai vu le montage final, j’ai eu beaucoup de mal trouver un titre susceptible de saisir l’esprit du film. J’ai d’abord cherché une formule qui mette en valeur la présence des femmes. J’ai aussi été portée par l’envie de trouver un titre qui ait la même signification en arabe et en français. J’avais pensé à « Celles qui marchent sur la braise », qui rappelle un proverbe tunisien présent dans un fragment que je n’ai finalement pas retenu. Il s’énonce plus ou moins de cette manière : « Ne sent la braise que celui qui marche dessus ». Cela signifie qu’une personne qui n’a pas été confrontée à un épisode difficile ne peut pas connaître la douleur. Cela me semblait correspondre parfaitement au film : ces femmes racontent une douleur inaccessible au langage, qui transparaît dans leur voix extrêmement profonde sans que l’on ressente aucune colère. Puis, en revoyant le film, j’ai remarqué que les voix que l’on entend ne sont d’ordinaire pas prise en compte. Une douleur gronde dans le corps de ces femmes, mais elle n’est presque jamais entendue. C’est à ce moment que le titre « Tempête silencieuse » s’est imposé. À un moment du film, il y a une violente tempête à laquelle suivent les voix des femmes qui expriment une douleur grave, sans aucune trace de colère. J’ai voulu capturer dans le titre le contraste entre le déchainement des flots et la colère intérieure de ces femmes.
Genève, le 19 août 2019