Exposition “Uniques” à la Fondation Martin Bodmer

Julije Knifer, Sans titre [1996 5.VIII], 1996-2002. MAMCO, Genève

Jusqu’au 25 août 2019, l’exposition “Uniques”, fruit d’une collaboration entre la Fondation Martin Bodmer et le MAMCO, réunit une série d’objets marqués par des mains d’artistes, écrivains et philosophes, soit autant d’univers graphiques ‘inimprimés’. Rencontre avec Thierry Davila, commissaire scientifique de l’exposition.

 

L’exposition “Uniques” marque la première collaboration entre la Fondation Martin Bodmer et le MAMCO. Comment le projet a-t-il initié ?

L’idée maîtresse de l’exposition revient à Christian Bernard, le précédent directeur du MAMCO. Dans les années 1970, alors étudiant du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, il avait été marqué par les carnets dans lesquels son professeur rédigeait ses notes de cours, dont les caractères parfaitement tracés accusent une maîtrise graphique impeccable. Ces carnets ont joué un rôle moteur dans la genèse du projet d’exposition : à partir du statut très particulier de ces notes de cours, ni brouillons ni imprimés, nous nous sommes mis en quête d’objets du même type – soit des cahiers, des carnets, des livres ‘inimprimés’, marqués par la main d’artistes, d’écrivains ou de philosophes – auxquels nous avons voulu faire réagir la collection de la Fondation Martin Bodmer. L’exposition donne ainsi à voir des univers graphiques jamais édités, publiés, ou diffusés, que ce soit sous forme de manuscrits ou d’imprimés ayant reçu une intervention manuelle. La plupart des œuvres présentées ont un caractère doublement unique, d’une part en raison de leur statut d’unica, d’autre part parce qu’elles sont exposées pour la première fois.

 

Comment la sélection des œuvres s’est-elle organisée ?

L’approche qui a présidé à la sélection des objets présentés n’est ni historique, ni chronologique, mais morphologique : nous avons cherché à mettre en avant des énergétiques graphiques, à dévoiler les familiarités formelles qui peuvent exister par exemple entre un carnet du XXe siècle et un manuscrit du XVe siècle. En cela, l’exposition repose sur un principe de “lecture superficielle”, pour reprendre les mots de Paul Valéry à propos du poème de Stéphane Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Valéry notait que par ce poème typographique en vers libre – dont nous exposons une des épreuves corrigées par l’auteur –, Mallarmé conférait une existence pelliculaire à la lettre, conçue comme une entité de surface. C’est une lecture de cet ordre que nous avons voulu appliquer aux œuvres exposées. Ainsi, dans les vitrines ‘Philosophies’ qui, en plus des carnets de Lacoue-Labarthe, présentent des manuscrits de Jean-Luc Nancy, Isaac Newton et Jean-Jacques Rousseau, il s’agit non pas de lire, mais de regarder la philosophie, soit de prêter attention à son incarnation graphique.

L’attachement à la surface des œuvres atteint son comble dans la vitrine ‘À bords perdus’, qui présente des objets saturés de signes ou de figures, comme le carnet de cuisine de l’artiste américaine Dorothy Iannone composé en 1969. Dans cette compilation de recettes personnelles entremêlées de considérations sur la vie sentimentale de l’artiste, aucune surface n’est laissée vacante : chaque page est entièrement couverte de motifs et de dessins, traités en aplat et tracés au feutre. On retrouve cette même horreur du vide dans les deux cahiers de l’artiste croate Juljie Knifer, conçus comme des journaux: l’espace de la page est saturé de signes et de couleurs, la feuille traitée en aplat. Un exemple bien plus ancien de traitement superficiel de la page est fourni par un manuscrit du XVe siècle, dont les dernières pages ont été grattées afin d’éliminer un texte antérieur : des fragments de la Bible ont été recouverts par des vers licencieux. Là encore, le traitement de la surface de la page est marqué par l’absence de relief et la saturation.

 

Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard: épreuves corrigées, 1897. Bibliothèque nationale de France, Paris

 

Comment les œuvres sont-elles distribuées au sein de l’exposition ?

L’exposition “Uniques” se déploie à travers neuf constellations, distribuées entre dix-huit vitrines. Outre ‘Philosophies’ et ‘À bords perdus’, les catégories autour desquelles s’articule l’exposition comptent les suivantes : ‘Finalement un objet’ – une sélection de livres dont la matérialité affirme leur statut d’objets –, ainsi que ‘Journaux’ et ‘Archives du quotidien’, qui donnent à voir le quotidien scandé à travers des carnets dont les pages sont saturées de signes et d’images. Les œuvres présentées dans cette dernière rubrique tiennent du journal sans pour autant appartenir complètement à cette catégorie d’écrits, comme les carnets de l’aquarelliste Stéphan Landry réalisés lors d’un séjour à Rome dans les années 1980. Ces recueils d’images, d’affiches publicitaires et d’objets ordinaires constituent un journal visuel de son quotidien dans la capitale italienne. L’exposition circule allègrement dans le temps: elle présente de manière délibérément anachronique des objets allant du quatrième millénaire avant notre ère jusqu’à la deuxième décennie du XXIe siècle. En cela, elle fait écho à l’esprit provocateur qui anime les leporellos de l’artiste suisse Thomas Huber, qui datent de ses années d’études à la Kunstakademie de Düsseldorf au début des années 1980. Ces recueils d’aquarelles que l’on déploie comme un accordéon, dont chaque dessin correspond à un moment d’un tableau en préparation, faisaient figure d’OVNI à l’époque de leur création: la peinture de chevalet était alors bannie, condamnée pour son manque d’audace formelle. À la revendication anachronique de l’aquarelle par Huber répond l’orientation morphologique de l’exposition, qui fait fi de la chronologie pour mettre en valeur l’identité graphique des œuvres présentées.

 

Propos recueillis par Emilien Gür

Exposition “Uniques. Cahiers écrits, dessinés, inimprimés”, jusqu’au 25 août 2019, Fondation Martin Bodmer, 19 route Martin Bodmer, 1223 Cologny, www.fondationbodmer.ch

 

 

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