Festival del Film Locarno

"Rat Film" de Theo Anthony

Rats, vaches, cochons et oiseaux : le bestiaire de la 69ème édition du Festival del Film de Locarno

La ville de Baltimore en proie à une « invasion » de rats ; le cours des journées d’un jeune homme travaillant dans un abattoir ; la transformation d’un ornithologue en saint : ces brefs synopsis, qui rendent comptent de la thématisation du rapport de l’humain à l’animal par trois des films les plus intéressants présentés cette année à Locarno, à savoir Rat Film, Gorge cœur ventre et O Ornitólogo, ne sauraient épuiser la richesse esthétique et sémantique proposée par ces derniers. De factures et de genres divers, ces œuvres frappent par la radicalité de leur propos, appelant respectivement à un changement de l’organisation des rapports sociaux de race et de classe dans la ville où vécut Edgard Poe, du traitement réservé au bétail dans les sociétés industrielles, ainsi que du rapport au sacré qui prévaut en « Occident ». La part belle que chacun d’entre eux réserve au monde animal n’a rien d’anodin; au contraire, elle joue un rôle crucial dans les discours développés par chacun des trois longs-métrages. En effet, ceux-ci invitent à renouveler notre manière de concevoir ce que certains appellent parfois naïvement le « réel », à travers un élargissement du spectre des acteurs qui participent à son façonnement. En dotant le monde animal d’une agentivité presque égale à celle de l’humain, ces films plairaient certainement au sociologue Bruno Latour qui, depuis des années, milite pour un dépassement de la frontière entre nature et culture, humain et non-humain. Relèvent-ils pour autant d’un cinéma « militant » ? Si l’on renvoie par ce terme à une rhétorique lourdement démonstrative, alors il n’en est rien, tant ces trois films frappent par leur finesse discursive et formelle. Pourtant, chacun d’eux s’engage à sa façon en faveur d’une nouvelle écologie des rapports de l’humain à l’animal et des hommes entre eux.

Dans Rat Film, documentaire étasunien présenté dans la section « Signs of Life », le jeune réalisateur Theo Anthony s’empare d’un thème qui, à première vue, semble anodin : la prolifération de rats dans certains quartiers de Baltimore. Le résultat est un portrait aussi étonnant que politiquement pertinent de la ville de la côte Est. Suivant différentes pistes, du travail quotidien d’un « dératisateur » à l’histoire de l’urbanisation de Baltimore au cours du XXème siècle, le documentariste façonne une œuvre polyphonique dont l’une des grandes vertus est de n’imposer aucune hiérarchie entre les différentes voix convoquées. Ainsi, le film rend aussi bien compte de la diversité des attitudes adoptées par les citadins à l’égard de la présence des rats, qui vont du rejet au « vivre ensemble », que de la recherche scientifique liée aux rongeurs au sein de la John Hopkins University. Adoptant une posture respectueuse à l’égard de la réalité profilmique, sans jamais sombrer dans les travers du misérabilisme, Rat Film montre que le « problème » des rats est le symptôme d’une organisation urbanistique profondément inégalitaire, qui fait converger chômage, criminalité et rongeurs vers les mêmes quartiers : ceux dans lesquels fut délibérément confinée la population noire par le réaménagement de la ville en 1911.

Gorge cœur ventre de Maud Alpi s’en prend à un autre type de discrimination : le spécisme. Difficile de ne pas éprouver effroi et stupeur devant ce premier long-métrage présenté au « Concorso Cineasti del presente », qui relate le quotidien d’un jeune homme dont le métier consiste à conduire des bêtes à l’abattoir. Très austère, le dispositif narratif du film maintient une forte distance par rapport à son sujet. Immergé dans un environnement angoissant plutôt que dans un récit au sens strict du terme, le spectateur assiste au morne défilé des journées du protagoniste, dont le nom ne sera jamais révélé, qui se partagent entre l’intérieur et l’extérieur de l’entrepôt à bêtes. Baignant dans une sorte de clair-obscur lugubre, les scènes qui se déroulent au sein de l’abattoir dévoilent l’inhumanité de la fonction que le jeune homme est contraint d’endosser. La réalisatrice sait très bien capter la résistance des vaches et des cochons qui sentent la mort approcher, au cours de séquences filmées « à hauteur d’animal ». Les brèves échappées hors de cet univers concentrationnaire ne laissent guère la place à un véritable espoir : la mise à mort des bêtes, qui n’est par ailleurs jamais représentée, semble prendre le dessus sur l’existence du protagoniste.

C’est à un rapport aux animaux d’un tout autre ordre que nous confronte O Ornitólogo de João Pedro Rodrigues, en lice pour le Pardo. Développant un récit énigmatique qui s’avère être une relecture queer de la vie de Saint Antoine de Padoue, le dernier opus du cinéaste portugais débute à la manière d’un « film de survie » : alors qu’il observe les oiseaux d’une réserve naturelle depuis son kayak, le personnage éponyme se fait emporter par une cascade… Nous ne sommes pas loin de Deliverance de John Boorman. Pourtant, très vite, le film bifurque du programme narratif que faisaient miroiter les conventions génériques mobilisées. Débute une série d’étranges rencontres, dont celle de Jésus, soldée par une union charnelle, qui aboutiront à la conversion du personnage. La « nature » et les oiseaux, d’abord observés sous un angle scientifique, se teintent au cours du film d’une aura sacrée, presque mystique. Le nouveau rapport du protagoniste au monde animal, qui se rapproche de l’animisme – les bêtes rencontrées « existent » dans le plan à la manière de véritables personnes – trouve une correspondance formelle dans les regards d’oiseaux que relaient parfois la caméra pour répondre à celui de l’ornithologue. Contrairement à ce qu’affirmaient certains théoriciens marxistes dans les années 1970, la caméra n’est pas vouée à l’anthropocentrisme !

En résumé, les trois films évoqués, de par la teneur de leur propositions discursives et figurales, comptent parmi les réussites d’un cinéma « d’auteur » non voué à la pose esthétisante, mais engagé dans un processus de déconstruction de nos manières d’aborder l’altérité, animale ou raciale.

Emilien Gür

Palmarès :

Le jury présidé par le réalisateur mexicain Arturo Ripstein, enthousiasmé par Godless de Ralitza Petrova, a récompensé le film du Pardo d’oro et remis à son actrice principale, Irena Ivanova, le prix de la meilleure interprétation féminine. Son pendant masculin a été attribué à Andrzej Seweryn pour son interprétation du peintre polonais Zdzisław Beksiński dans Ostatnia Rodzina (The Last Family). João Pedro Rodrigues a quant à lui été distingué par le Pardo de la meilleure réalisation pour O Ornitólogo. Le prix spécial du jury revient à Inimi Cicatrizatze (Scarred Hearts) du roumain Radu Jude, tandis que le film austro-italien Mister Universo reçoit une mention spéciale.

Tags sur cette publication
,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.