Après une brève ouverture à la fin de la première vague épidémique, les théâtres genevois ont dû refermer leurs portes en novembre. Si le calendrier d’un retour du public en salles demeure flou, nombre de ces lieux culturels n’ont pas chômé durant ces derniers mois. À quels défis humains, financiers et logistiques ont-ils dû faire face lors de cette période critique ? Quel regard portent-ils sur leur mission et sur l’avenir des arts vivants ? EPIC est allé poser ces questions à trois figures du Théâtre Saint-Gervais : Sandrine Kuster, directrice et programmatrice, Anaïs Bouaouli, administratrice, et Thomas Hempler, directeur technique.
Voilà maintenant plus de trois mois que le Théâtre Saint-Gervais a dû cesser d’accueillir son fidèle public. Cette longue période de disette a mis à rude épreuve une équipe forte d’une vingtaine de personnes. À la mécanique d’une saison bien huilée s’est substituée l’urgence de trouver des solutions efficaces face à l’inconnu, qui puissent convenir tant aux comédien·ne·s de passage qu’aux collaborateur·trice·s de l’institution. Après la précipitation et l’improvisation des premières semaines de fermeture, le personnel du théâtre, dont l’incroyable faculté d’adaptation s’est pleinement révélée, ronge son frein. « Cela fait bien trop longtemps que l’on est fermés. Il y a une forme de lassitude, tout cela devient lourd », nous glisse Sandrine Kuster, directrice des lieux. « L’impatience de rouvrir est le sentiment qui prédomine. D’autant que l’ambiance entre les collaborateur·trice·s est excellente et que notre maison continue de vivre : nous accueillons toujours de nombreux·ses artistes qui créent dans nos locaux. Cette période est donc tout de même moins dure qu’en mars où nous avions dû tout fermer, où nous étions en état de sidération », rajoute-t-elle.
Une équipe mobilisée et soudée, envers et contre tout
L’équipe de Saint-Gervais n’a en effet jamais cessé de travailler durant ce deuxième semi-confinement, bien au contraire. « Nous ne sommes pas resté·e·s les bras croisés face à la situation », souligne Thomas Hempler, qui supervise les technicien·ne·s de l’établissement. « On a profité du temps qui était à notre disposition pour organiser plein d’aménagements, de mises à jour et de formations. Nous avons pu faire évoluer avec succès beaucoup d’outils. » L’équipe technique, dont les heures originellement planifiées ont été maintenues, s’est ainsi attelée à effectuer des travaux pour lesquels elle manque habituellement de temps. « On a également été occupé·e·s par le montage intégral des spectacles répétés chez nous. À défaut d’avoir pu les montrer au public, nous avons fait des représentations professionnelles. Bien sûr, c’est plutôt frustrant, surtout pour les comédien·ne·s. C’est vraiment dommage de ne pouvoir leur proposer que des captations de leur création », constate le directeur des technicien·ne·s.
La vie de l’administration a, elle, été totalement bousculée. « Un énorme travail nous est subitement tombé dessus. La discussion des contrats, la gestion des problèmes liés aux RHT et l’organisation du report des spectacles sont devenues le coeur de notre activité », explique Anaïs Bouaouli, l’administratrice de Saint-Gervais. « Tout ce que nous avions pris pour acquis au début de la saison en termes de budgets et de contrats s’est effondré. Nous avons donc dû mettre en place des outils flexibles pour continuer à avancer malgré la situation. » Concrètement, le théâtre a rapidement organisé une politique de protection et de couverture des frais liés à l’annulation des représentations. Avec un objectif non négociable : assurer des fonds aux artistes en leur offrant un cadre administratif sécurisant, auquel ils·elles pouvaient immédiatement se référer en cas de difficulté pour obtenir des aides financières.
De fait, pour Saint-Gervais comme pour la grande majorité des lieux culturels, la priorité a toujours été donnée aux acteur·trice·s humain·e·s. Toutefois, en temps de crise, la gestion d’une équipe ne se passe jamais sans quelques obstacles. « Le télétravail a été un défi qui réside dans la gestion de collaborateur·trice·s fonctionnant simultanément en présentiel et à la maison. Il est souvent difficile de fédérer tout le monde autour de la même activité, même si les nouveaux projets que nous avons permettent vraiment de nous réunir », constate Anaïs Bouaouli. L’enjeu principal est donc de trouver les ressources humaines nécessaires pour continuer d’innover, en évitant que les tâches administratives résument la vie du théâtre. « Malgré les difficultés actuelles, je ressens une réelle solidarité entre nous. On échange beaucoup, l’énergie qui se dégage est vraiment stimulante », s’enthousiasme l’administratrice. Sur le plateau, le seul changement notable que les technicien·ne·s ont dû observer concerne le port du masque. « Cela peut être pénible quand on fait une activité physique, mais tout le monde a joué le jeu. Quant aux comédien·ne·s, ils·elles sont autonomes et ont d’ailleurs pu retirer leur masque pour répéter », résume Thomas Hempler.
Entre désir de reconnaissance et programmation bousculée
Au-delà de l’atmosphère de travail positive qui règne à Saint-Gervais, on comprend une légitime déception lorsqu’est évoqué l’appui des pouvoirs publics aux lieux culturels. « Jusqu’à la fin de l’année passée, on s’est sentis très peu écoutés et informés par la Confédération ou même par le canton. On a par exemple attendu sept mois avant d’avoir une réponse sur les mesures d’indemnisation ! », s’exclame Sandrine Kuster. La situation s’est néanmoins améliorée depuis, avec des échanges plus fréquents, même si ce dialogue renoué n’aboutit pas toujours à des mesures concrètes. « On a consenti à de gros frais pour assurer des concepts de protection », relate la directrice. « Malgré cela, il n’y a toujours pas de calendrier de réouverture précis nous concernant. On ressent donc une forme d’injustice. » L’équipe de Saint-Gervais ne désire rien d’autre qu’une retour rapide du public, même si la jauge de spectateur·trice·s doit être drastiquement réduite. « Nous avons de la chance car nous sommes un théâtre qui, en raison des subventions que l’on reçoit et du soutien continu de la Ville, peut se permettre de rouvrir pour une cinquantaine de personnes », explique Anaïs Bouaouli.
Malgré les doutes induits par la réaction de l’Etat, ce moment de pause forcée a permis une réflexion riche et approfondie sur les missions du théâtre. « Cette crise a amené une reconsidération des supports et des contenus que l’on propose à notre public. Nous nous sommes posé·e·s beaucoup de questions sur notre façon de communiquer : comment atteindre nos spectateurs ? La production de papier a-t-elle encore un sens ? Doit-on proposer davantage de vidéos, d’images ? », détaille Sandrine Kuster. Saint-Gervais a également entamé des discussions avec des artistes et les délégué·e·s des communes à la culture afin d’atteindre des gens qui n’habitent pas le centre-ville. « Le Covid a fait ressortir de grandes différences d’accès à la culture. Nous ressentons de plus en plus le besoin d’ancrer nos spectacles, notamment ceux pour les jeunes, en dehors de nos locaux. Cette période d’enfermement nous a paradoxalement donné envie de nous rapprocher du public », sourit la directrice. La crise sanitaire a ainsi permis à l’équipe du théâtre de sortir de sa routine, de faire un pas de retrait afin de réfléchir au sens de ses activités.
Ce qui est certain, c’est que la marque de la pandémie se fera encore sentir lors des saisons théâtrales suivantes, au moins jusqu’en 2023. « En général, une programmation est bouclée un an et demi à l’avance. Malgré la situation sanitaire et l’impossibilité de se déplacer, on a continué à suivre le travail des artistes que l’on connait ou que l’on aime. Il y aura donc dans les saisons à venir une part de spectacles nouveaux, mais elles en contiendront aussi une bonne moitié qui sont des reports », explique Sandrine Kuster. En effet, Saint-Gervais a pris la décision de reprogrammer toutes les créations qui ont dû être annulées, soit environ 25 spectacles. « Le défi sera de faire en sorte que ces projets retrouvent leur immédiateté, ce qui est compliqué pour les artistes. » La programmatrice n’envisage cependant pas de remplacer son offre présentielle par des représentations numériques. « La force de l’art vivant est qu’il reste vivant. Le présentiel est ce qu’il y a de plus jouissif, même si le streaming permet parfois d’atteindre un public plus large. » Même constatation de la part d’Anaïs Bouaouli : « Je crois que l’on peut utiliser les ressources numériques pour être très créatif·ve, même si cela ne se substitue pas au réel. C’est une autre offre, qui peut toutefois créer de super opportunités artistiques. »
Une crise (trans)formatrice
Au moment d’évoquer les changements apportés par la crise dans la manière d’envisager son travail, Sandrine Kuster est catégorique : « Je pense que les lieux culturels vont en sortir grandis, mais qu’il sera impossible de rouvrir comme avant. De fait, des besoins que l’on ne peut ignorer ont été exprimés par les artistes : davantage de temps pour travailler, une meilleure coproduction, des espaces de création plus à même de répondre à leurs attentes, etc. On va donc renforcer notre accompagnement, car cette période nous a ouvert les yeux sur la fragilité et la précarité de leurs activités. » Pour Anaïs Bouaouli, « cette crise nous rappelle que nos métiers n’ont d’intérêt qu’avec du public et des spectacles. L’administratif n’est qu’au service de l’artistique. Elle a donc changé mon rapport aux priorités et m’a appris à être davantage flexible. Au final, cette pandémie a été formatrice. » Thomas Hempler insiste sur la nécessité de rouvrir au plus vite : « Un théâtre, ça doit bouger. Même si l’on ne doit retrouver une forme de normalité qu’en automne prochain, je me réjouis de la réouverture de l’accueil et de la Réplique. Sans cela, il y a tout un pan qui manque, c’est plus triste. »
Qu’il intervienne à plus ou moins longue échéance, le retour en force des lieux culturels permettra sans aucun doute un raffermissement du lien trop longtemps mis entre parenthèse entre le public et les comédien·ne·s. « J’ai l’impression que nos spectateur·trice·s seront au rendez-vous à ce moment-là », avance Sandrine Kuster. « On ressent un désir de culture très prononcé, on trépigne. Et si on doit garder les mesures sanitaires encore quelques temps, ce n’est pas grave ! Il ne faut pas oublier que les gens viennent chez nous aussi pour l’avant et pour l’après, pour partager un moment entre ami·e·s, en famille ou avec son·sa conjoint·e. Aller au théâtre, c’est vivre un moment intense ensemble, qui nous permet d’échanger, de décompresser, de nous sentir vivant·e·s. » EPIC-Magazine, partenaire du Théâtre Saint-Gervais cette saison, aura le plaisir, si les circonstances le permettent, d’accompagner cette réjouissante réouverture, avec de nombreuses surprises à la clé !