Des dessins et des lieux. Entretien avec Gabriel Fiette

Gabriel Fiette. Théâtre du Loup. 10 Chemin de la Gravière. 2019

Dès demain, dans le cadre du vernissage de la cartographie des lieux culturels genevois d’EPIC, une série de dessins de Gabriel Fiette représentant une part des espaces inventoriés sera présentée à Foound. Le travail de l’artiste, à découvrir jusqu’au 22 février, dévoile les dynamiques spatiales et temporelles à l’œuvre dans chacun des lieux que celui-ci a choisi de dépeindre. Au cours d’un entretien réalisé en décembre 2018, le dessinateur revient sur la méthode qui guide sa pratique artistique, profondément marquée par sa formation en architecture à l’ETH Zürich.

L’entretien que nous allons mener est de nature assez particulière. Comme nous en avons convenu, nous allons discuter d’œuvres que tu n’as pas encore réalisées, qui existent au stade d’idée sans avoir encore trouvé d’incarnation matérielle. Il s’agit avant tout d’évoquer une vision, une méthode – celle que tu comptes employer au cours de la réalisation des dessins que tu vas produire en vue du vernissage de la cartographie des lieux culturels genevois réalisée par EPIC. Au regard de nos précédents échanges, j’ai cru comprendre que celle-ci était fortement imprégnée de ta formation en architecture. Nous pourrions peut-être commencer par là?

En effet, l’approche que je compte adopter dans la réalisation de ces dessins est issue des enseignements que j’ai suivis auprès de l’architecte Tom Emerson. Dans le cadre de ses cours, les étudiants sont invités à produire l’atlas d’un lieu selon une méthode qui, de par la précision qu’elle vise, peut être qualifiée de scientifique. Elle consiste à se rendre sur un endroit pour s’intéresser aux détails qui en dévoilent l’histoire et l’identité. Il peut s’agir d’un bâtiment, d’une ancienne zone industrielle, d’une ville, etc. – n’importe quel type d’espace fait l’affaire. Au cours de ton observation, tu es invité à questionner tout ce que tu découvres. Tu es amené à te demander, par exemple, comment un grille d’aération peut raconter l’histoire d’un bâtiment – je dis ça parce que c’est tout à fait le genre d’indice qui permet de comprendre comment un lieu est investi. Au terme de ce travail de terrain, un atlas est réalisé. Il consiste en une collection d’informations sur le lieu, qui en dévoile des détails souvent invisibles au premier abord, déclinées sous plusieurs formes et à différentes échelles. C’est un exercice qui demande de faire preuve d’une attention minutieuse aux qualités et à l’atmosphère d’un lieu, à ce que celui-ci rend possible. À cet égard, il y a un travail que j’aime beaucoup: il s’agit de l’axonométrie d’un pont à Copenhague réalisée par le bureau d’architecture japonais Atelier Bow-Wow, un travail formidable qui résume bien la qualité d’observation que les étudiants sont invités à rechercher lorsqu’ils font des atlas avec Emerson. Ce dessin dresse une sorte de cartographie des comportements qui se déploient sur le pont. Parce que celui-ci est chauffé par la lumière du soleil en permanence, les passants aiment s’y attarder. Or, le dessin montre que cela n’est pas dû seulement à la qualité de l’exposition, mais aussi à la hauteur de la balustrade, qui permet aux passants de s’y accouder. À travers une vue en coupe de cette dernière, le dessin rend compte de la façon dont une infrastructure matérielle rend possible certaines attitudes corporelles. C’est un relevé très précis de choses immatérielles.

Atelier Bow-Wow, “Copenhagen Bridge”, in Commonalities, 2014.

Quelle est la place réservée au dessin dans les atlas réalisés pour les séminaires d’Emerson? Pourquoi as-tu choisi de te concentre sur cette technique de représentation dans le cadre de ton projet lié à la cartographie des lieux culturels d’EPIC?

Les atlas réalisés selon les enseignements d’Emerson à l’ETH réunissent différents médiums : des dessins, des photographies et des maquettes. Toutefois, l’importance qui leur est accordée n’est pas égale : les dessins occupent toujours le cœur des atlas, en raison de leur capacité à fournir une vision d’ensemble des lieux étudiés. La qualité d’un atlas tient à la façon dont celui-ci parvient à mettre en tension les différents médiums mobilisés. Malgré leur importance, les dessins n’ont pas valeur d’absolu. À eux seuls, ils ne peuvent pas tout dire d’un lieu; ils demandent toujours à être complétés ou réfutés par d’autres formes de représentation de l’espace. Pour en venir au travail que je vais réaliser en rapport avec la cartographie d’EPIC, j’ai choisi de me concentrer sur le dessin pour plusieurs raisons. D’abord, cette technique de représentation de l’espace a jusqu’à présent été absente du projet d’EPIC. Ce n’est bien sûr pas un reproche: je suis simplement parti du constat qu’il n’y avait aucun dessin dans votre cartographie, à part le plan de Genève. Comme la cartographie d’EPIC mobilise différents médiums (une carte interactive, des photographies et des textes), on peut la considérer comme un atlas d’un type plus ou moins semblable à ceux réalisés par Emerson et ses étudiants: il s’agit du relevé précis d’un territoire. Donc, si tu veux, j’ai pensé au dessin comme à un enrichissement de la cartographie, qui lui donnerait un relief supplémentaire, soit cette vision analytique et condensée de l’espace qu’à mon avis seul le dessin peut transmettre. Cela fait d’ailleurs partie des raisons qui m’ont poussé à retenir cette technique de représentation: pas simplement parce que ça manquait – on ne peut jamais tout mettre dans un atlas -, mais parce que le dessin permet de concentrer une richesse d’éléments incroyable. Quand tu filmes un lieu ou que tu le prends en photo, il y a toujours un cadre qui force un travail de sélection; le rendu d’une atmosphère finit par prendre le dessus sur la représentation de l’espace. Dans le dessin, il y a de la sélection aussi, je ne vais pas me mettre à le nier, ça n’aurait aucun sens, mais le rendu est plus concis. Les dessins de lieux que j’aime faire sont un peu comme des dessins biologiques: ils proposent une vision précise et détachée de l’espace, tout en laissant une marge très large au spectateur. Comme il n’y a pas de couleur et qu’aucune information n’est donnée sur l’éclairage, c’est à toi de compléter le dessin pour imaginer à quoi le lieu ressemble – comment il s’incarne. Les dessins que j’ai envie de faire pour EPIC offriront une sorte de marche à suivre, ou des clés de lecture possibles pour lire les bâtiments que je vais représenter.

Gabriel Fiette et Juliette Martin, “Jirón Callao 326, Lima, Pérou”, in Pachacámac Atlas, 2018. (Détail)

Comment as-tu procédé au choix des bâtiments que tu comptes dessiner?

J’ai choisi des espaces qui relèvent tous à mon sens, suivant des critères différents, d’une forme de culture alternative: l’Almacén, l’Arcade aux Grottes, Bongo Joe Records, le Pavillon bleu, le Théâtre du Galpon, le Théâtre du Grütli, le Théâtre du Loup et l’Usine Kugler. Dans chaque dessin, je vais chercher à comprendre ce qui, du point de vue de l’architecture et de l’aménagement intérieur, fait du lieu que je représente un espace culturel alternatif. La plupart d’entre eux ne sont pas pris en charge par de grandes collectivités étatiques, mais sont gérés à petite échelle par des communautés locales. À partir de là, on peut s’imaginer qu’il y a eu une forme de spontanéité dans la façon dont ces espaces ont été investis et qu’ils ne sont pas forcement régis par des normes organisationnelles très strictes. Ce sont mes hypothèses de départ, qui vont être testées lors du travail de terrain dont mes dessins découleront. Ceux-ci vont chercher à élucider jusqu’à quel point ces huit lieux correspondent aux codes de l’alternatif, en prêtant une attention particulière aux détails. Chaque analyse va dépendre du lieu lui-même. C’est important d’insister là-dessus: je ne vais pas plaquer une grille d’analyse préétablie sur ces espaces. Bien sûr, un travail d’interprétation est toujours à l’œuvre dans le geste représentationnel, mais mon but est de faire parler les lieux eux-mêmes à travers mes dessins. Les seules contraintes que je vais m’imposer tiennent au format – tous les dessins seront imprimés en A2 – et à l’usage de lignes fines. Les traits auront donc tous la même épaisseur. Je n’ai pas choisi la ligne fine par hasard, mais parce qu’elle permet de détailler un lieu de manière minutieuse. Colonnes, grilles, cailloux: tous les éléments qui composent un espace sont soumis au même traitement grâce à ça. Cela permet aussi traitement non hiérarchisé de l’espace: chaque élément a la même importance.

Gabriel Fiette et Juliette Martin, “Quincha layers”, in Pachacámac Atlas, 2018. (Détail)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.