Si le printemps se déroulait comme prévu, on pourrait aller à l’Espace Ruine voir Ruines – Exposition d’une Genève post-apocalyptique, une série de treize dessins de Jehan Khodl. Mais, pandémie mondiale oblige, le lieu est fermé et EPIC te propose un portrait de cet illustrateur genevois à l’humour décalé, avec qui on a parlé de temps, d’absurde, de (fausses) supercheries et de ses nombreux projets.
À quel moment est-ce que tu t’es dit que tu allais devenir illustrateur ?
Je crois que dessiner, c’est quelque chose que j’ai toujours fait. Il y a toujours un dessinateur dans la classe. Donc au moment où j’ai vu que j’avais de mauvaises notes, je me suis dit qu’il fallait insister dans la supercherie, et j’ai fait les Arts Appliqués. J’étais en Design 2D, la dernière volée avant la fermeture de cette option ; ça remonte un petit peu puisque j’ai 25 ans aujourd’hui.
Qu’est-ce que ça t’a apporté ?
De l’expérience. Tu as des retours, ce n’est plus simplement faire des dessins pour épater la galerie. Là, tes profs te disent que ça, c’est moche en fait, alors qu’avant, quelqu’un de ta classe te disait « Wow! T’es trop ouf! Il est sympa ton zèbre » quand tu avais dessiné un tigre.
Comment est-ce que tu dessines ?
Ça dépend du sujet et de mon humeur. Comme je suis un peu nomade, je m’adapte suivant les lieux. Quand je dois faire très vite, ce sera plus sur ordinateur. Et sinon, crayonné, encrage, faire de belles perspectives… et je colorise sur Photoshop ; c’est beaucoup plus simple. Il faudrait que je prenne le temps de me mettre à la peinture, mais c’est un cercle vicieux : plus tu fais, plus t’as de la facilité, et donc plus c’est compliqué de se mettre à la peinture et de se réadapter. Certains aiment bien changer de techniques, mais moi c’est vraiment les supports qui m’intéressent : illustration, bande dessinée, animation, jeux vidéo,…
Quand t’est venue l’idée du projet Ruines ?
Aux Arts Appliqués, justement. C’était une sorte de calendrier, bien moins finalisé, avec Genève détruit. Je trouve que c’est vraiment intéressant, fascinant comme thème. Dans les films américains, on voit toujours New York en mode fin du monde, ce qui rend le truc un peu abstrait. Si c’est chez nous, c’est plus parlant. Je trouvais ça drôle à imaginer – maintenant que ça se rapproche de la réalité, moins, évidemment.
Comment as-tu choisi les treize lieux que tu as illustrés ?
Il fallait des endroits esthétiques et connus, qu’en tant que Genevois on peut facilement repérer. Culturellement, il me semblait intéressant de les mettre en valeur. J’ai aussi essayé de trouver une thématique par sujet : la cathédrale, c’est les cieux, donc j’ai mis un hélicoptère. Pour la bibliothèque de la Cité, il y un camion devant, pour faire un parallèle avec les livraisons Amazon, et ainsi de suite.
Pour dessiner ces endroits, tu faisais comment ?
J’allais sur place, je prenais une photo en imaginant déjà le sujet que j’allais mettre en avant et je réfléchissais au point de vue. Après, mise en page sur Photoshop pour voir, et décalquage (à la main). Ce n’est pas très gratifiant à faire mais je suis très content du résultat final. C’est une simulation de fin du monde.
Quels sont tes sujets préférés ?
Les lieux, parce qu’en général, quand je dessine, je suis dans le dessin, je m’y transporte. J’ai aussi réalisé que, malgré moi, il y a toujours soit des avions, de petites machines, soit de l’eau. J’aime dessiner des situations qu’on peut rêver. Dans Ruines, il y a un peu ce fantasme d’y être, de se balader dans cette fin du monde. Dans Bermudes, quand je dessine un type sur une île déserte, c’est parce que j’aurais aimé être à sa place : être seul sur une île avec de quoi se nourrir, du vin et rien à faire. C’est pas mal, non ?
Bermudes, c’est donc la bande dessinée pour laquelle tu as été nominé pour le Prix Töpffer en 2018. Tu préfères l’illustration ou la BD ?
L’illustration. La BD, c’est bien quand on a le temps. Au début, t’as une super bonne idée, et tu te lances. Après, tu te rends compte que ça prend trop de temps pour ce que c’est. Surtout si tu en fais une muette, comme moi pour Bermudes : puisqu’il n’y a pas de texte, les gens l’ont lue en 30 secondes. Mais raconter des histoires, c’est chouette.
Raconter des histoires, tu l’as aussi fait avec ta série d’illustrations sur un voyage, avec laquelle tu as hacké les codes d’Instagram l’année passée.
Oui, J’ai fait croire que j’étais parti au Kirghizistan. Alors que pas du tout. J’ai adoré. Le pire, c’est que j’ai des proches qui y ont vraiment cru. Comme j’avais poussé la supercherie super loin, je m’étais renseigné sur les dates des vols, les régions à visiter, et je me baladais sur Google Map, donc quand j’ai rencontré une personne qui y était allée, on a pu vraiment en discuter. Elle m’a quand même appris des trucs : par exemple, dans chaque village, il y a encore une rue Staline.
Le rythme de publication était très rapide, en « temps réel » en quelque sorte ?
Oui, ça allait très très vite. Des fois, c’était même trois dessins par jour, pour que ça reste un peu crédible, si je faisais du camping ou ce genre de truc. Ce qui est marrant, c’est que les gens ne se posaient pas la question de savoir comment je faisais pour dessiner sur place. C’est très bizarre puisque tout est retouché, colorisé… J’étais théoriquement dans les montagnes sans wifi d’un pays obscur, mais ça n’a pas semblé poser problème. J’ai très envie de refaire quelque chose comme ça, mais avec le virus, c’est plus compliqué : je n’ai pas envie de le choper. J’avais lancé un vote, en ligne, et je devais partir au Japon. Puisqu’avec le confinement, on ne peut pas sortir, je devrais faire le voyage chez moi. (rires)
Tu as des projets qui arrivent ?
Oui, une BD interactive. C’est un peu absurde de nouveau : un équipage de sous-marin se balade à la recherche d’une cité perdue et se fait kidnapper par des pirates. C’est un récit classique, mais tu cliqueras sur une carte – c’est ça qui est interactif – et il y aura des sortes de petits épisodes de l’épopée du sous-marin, une pseudo enquête. Le nom du sous-marin, c’est l’Epopée. Ça s’appelle L’Épopée à la dérive. J’espère qu’ils vont garder le titre parce que j’en suis assez content. J’espère aussi qu’ils vont regarder la BD, ce serait pas mal. Et puis j’espère que je vais la finir surtout !!
Donc pas d’animation dans cette BD interactive ?
Non, mais j’aimerais prendre le temps d’en faire plus. Comme la BD, c’est très, très long. J’ai vraiment envie de m’y mettre. C’est comme quand j’avais fait de petits jeux vidéo : j’avais adoré. Faire un dessin et le voir s’animer, c’est vraiment incroyable. Si la pandémie est vraiment trop longue, si on est enfermés comme ça, indéfiniment, je me lancerai peut-être dans un petit film d’animation de deux heures, en partant d’une idée très simple.
Jehan Khodl a une page Facebook et Instagram. Ruines – Exposition d’une Genève post-apocalyptique est à visiter en ligne, et Bermudes à lire gratuitement ici le temps du confinement.