VuesDensemble: portrait d’une collection

Dans le cadre de la série Éditons ! consacrée au monde éditorial genevois, EPIC a rencontré Franco Paracchini, directeur de la maison d’édition MētisPresses, et Elena Cogato Lanza, qui en dirige la collection vuesDensemble.

C’est au terme d’un parcours labyrinthique à travers les couloirs d’un ancien complexe industriel que l’on atteint les bureaux de MētisPresses. Là où l’on fabriquait autrefois des cigares se conçoivent dorénavant des livres. On ne saurait penser à un lieu plus approprié pour accueillir l’activité éditoriale de MētisPresses, dont la collection phare, vuesDensemble, revisite les grands thèmes de la modernité urbanistique et architecturale. Créée en 2008 par Elena Cogato Lanza, celle-ci constitue un vivier de réflexions passionnantes autour de l’urbain. Plusieurs approches et disciplines y sont représentées, de l’architecture à l’urbanisme en passant par la sociologie et la géographie. L’éventail du type d’études représentées est tout aussi vaste: la collection mêle investigations critiques, études historiques et essais prospectifs. Toutes partagent une même visée : proposer un examen rigoureux de faits spatiaux issus de la période moderne.

Le développement d’une collection dédiée à des thématiques urbanistiques et architecturales ne figurait pas dans l’agenda de Franco Paracchini au moment de la création de MētisPresses en 2003. De concert avec Stefan Kristensen, dont il est alors le collègue au Département de philosophie à l’Université de Genève, il nourrit le dessein de mettre en place une maison d’édition. « À ses débuts, MētisPresses était un projet d’amis », se souvient Franco Paracchini. « Nous voulions alors spécialiser notre activité éditoriale dans les domaines de la philosophie et de l’Arménie. Au fil du temps, d’autres idées et envies nous sont venues. » 

Genèse et identité d’une collection

La création de vuesDensemble fut affaire de circonstances, soit la disponibilité de l’architecte et urbaniste Panos Mantziaras à publier La ville-paysage. Cet ouvrage, rappelle Elena Cogato Lanza, joua un rôle matriciel dans la conception de la collection, dont il permit d’établir la ligne graphique : « Celle-ci a été formulée dès ce premier livre, au graphisme d’une grande sobriété qui rappelle les années 1940, dans un souci d’éviter d’être victimes des modes. » L’ouvrage de Mantziaras servit également à définir certains fondamentaux de la ligne éditoriale de vuesDensemble: « Dans chaque ouvrage publié, il s’agit de ramener l’architecture et l’urbanisme à des faits spatiaux. L’enjeu prioritaire de la collection est d’offrir des travaux historiques et critiques qui prennent au sérieux la forme de l’espace. »

C’est en accord avec ce principe que se conçoit la mise en page des ouvrages de la collection. Dans chacun d’eux, textes et images sont étroitement liés. « Leur rapport doit permettre la préhension conjointe du contenu des illustrations », explique la directrice de vuesDensemble. « Dans les débats sur l’architecture et l’urbanisme, le discours occupe une place majeure. Par exemple, de nombreux projets sont défendus au nom de la relation respectueuse de la nature qu’ils prétendent entretenir. Or, de tels discours sont parfois artificiellement plaqués sur les projets, sans entretenir aucune correspondance avec eux. Pour le public, il est souvent difficile de s’en rendre compte, car il ne dispose pas des outils nécessaires pour confronter ces discours aux faits spatiaux. C’est précisément la fonction des illustrations de nos livres. Elles permettent de vérifier la cohérence du propos de ceux-ci. »

Panos Mantziaras, La ville-paysage: Rudolf Schwarz et la dissolution des villes. Genève, MētisPresses, 2008.

Une telle organisation du contenu est en phase avec un autre trait distinctif des ouvrages de vuesDensemble, conçus comme des outils de travail. « À ce titre, le papier que nous avons retenu est révélateur », explique Franco Paracchini. « Il rend les ouvrages légers et maniables, invitant les lectrices et les lecteurs à les travailler. Ce choix nous distingue de la plupart des maisons d’édition spécialisées dans la publication d’ouvrages d’architecture. Celles-ci ont tendance à recourir au papier glacé, qui instaure une forme de monumentalisation des œuvres représentées. C’est précisément ce dont nous avons voulu nous distancier. Nos ouvrages n’ont pas vocation à servir d’outils de représentation, mais à alimenter la réflexion. »

Si la collection évite de nourrir des discours panégyriques, elle se détache également des postures ouvertement militantes enclines à la dénonciation : « Nous invitons à la réflexion et à la critique sur un ton sobre, scientifique, basé sur des données solides. M’insurger, j’aimerais bien, mais ce n’est pas dans nos cordes », confie avec humour Franco Paracchini. En somme, vuesDensemble cherche à prendre mesure de l’héritage de la modernité urbanistique et architecturale en s’octroyant le luxe d’un réflexion lente et mûrie, comme l’explique Elena Cogato Lanza, par ailleurs affiliée à l’Institut d’Architecture de l’EPFL : « En ces temps critiques qui sont les nôtres, il vaut la peine de se confronter à la période moderne sans en faire l’objet de discours simplificateurs. L’enjeu est de porter un regard rétrospectif sur des traditions nées dans le sillage de la modernité pour en redécouvrir certains potentiels inaboutis. »

La facture d’un livre

À la lenteur de la réflexion favorisée par vuesDensemble correspond celle de la fabrication des ouvrages de la collection. Guidée par une approche artisanale, la réalisation d’un livre est pensée comme un défi. Dans chaque cas, il s’agit de tenir compte des spécificités de l’ouvrage à réaliser. Ce travail, Franco Paracchini le compare volontiers à celui des architectes: « Nous aussi devons gérer chaque projet à partir d’un ensemble de règles, tout en traitant les inévitables exceptions. Chacun de nos livres peut être perçu à travers cette dialectique. La collection vuesDensemble est empreinte d’une homogénéité qui la rend identifiable comme telle, mais chaque ouvrage comporte des exceptions qui défient les règles. »

Afin d’illustrer la manière dont les exceptions se traitent, Franco Paracchini et Elena Cogato Lanza reviennent sur la conception de l’ouvrage Images virtuelles et horizons du regard (Jean-François Coulais, 2015), consacré aux outils de visualisation sur lesquels repose le métier d’architecte. « Lorsque j’ai reçu le manuscrit, il faisait trois fois la taille du livre de 346 pages que nous avons finalement publié », se souvient la directrice de vuesDensemble. « Un travail de sélection était nécessaire, de sorte à ce que le produit puisse toucher un public issu de différents horizons disciplinaires. » En ce qui concerne la mise en page, des défis d’un autre type sont apparus: « La gestion des encadrés, de textes autonomes accompagnés d’images, demandait une attention particulière », évoque Franco Paracchini. « À l’encontre de ce qui se fait dans les publications en sciences humaines, où les encadrés sont souvent nettement démarqués du corps du texte, j’ai voulu préserver une forme de fluidité graphique. »

Jean-François Coulais. Images virtuelles et horizons du regard: Visibilités calculées dans l’histoire des représentations. Genève, MētisPresses, 2015.

Livre imprimé/ livre numérique

L’avènement du numérique a-t-il changé leurs pratiques ? « Nous faisions des livres imprimés, et nous étions plutôt à l’aise, puis les choses se sont compliquées », confie le créateur de MētisPresses. En 2014, le Fonds National Suisse, l’un des principaux soutiens à l’édition académique, décide de mettre un terme au financement des livres imprimés. « Cela a été un choc pour nous, comme pour toutes les maisons d’édition scientifiques suisses. Nous avons dû réinventer un certain nombre de nos pratiques et trouver les outils nécessaires à la conception de livres numériques. » Entre temps, une pétition est déposée par les maisons d’édition concernées. Le FNS ouvre alors un dialogue, au terme duquel il revient sur les conditions initialement imposées et accorde aux maisons d’édition un délai de deux ans avant la mise en ligne obligatoire des ouvrages. Deux ans plus tard, l’institution fait marche arrière et réinstaure les conditions initiales. « Par cela, le FNS nous a obligé à revoir la manière dont nous concevons nos livres. Ceux-ci sont dès lors pensés comme des objets non plus à vendre, mais à mettre en ligne. Malgré ces contraintes, nous n’avons pas voulu abandonner la fabrication de livres imprimés. Ceux-ci permettent une lecture suivie, un régime d’attention que le digital n’autorise pas. En outre, il existe autour du livre imprimé un réseau de diffusion qui permet sa rencontre avec le lecteur, auquel il serait regrettable de renoncer. À cela s’ajoute le fait que la révolution numérique s’opère dans un contexte dont les raisons sont souvent difficiles à saisir. »

En dépit de leurs critiques relatives à l’attitude du FNS, Franco Paracchini et Elena Cogato Lanza ont décidé de tirer parti des outils offerts par le numérique. « Nous avons subi une politique imposée de manière peu démocratique, mais maintenant que nous nous sommes équipés, nous considérons que l’édition digitale offre des outils de travail extrêmement puissants. » Néanmoins, ils regrettent que le développement en la matière ne bénéficie pas d’un soutien suffisant de la part des institutions mêmes qui ont imposé le virage numérique: « Nous faisons le maximum de ce qui est en notre capacité. Nous produisons des objets numériques ergonomiques et riches. Nous pourrions suivre d’autres pistes, l’exploration reste très ouverte. Toutefois, les institutions sont très loin de se poser ces questions. Les frais du développement dans le domaine du numérique ne sont pas pris en compte. Le FNS a fixé des plafonds. Il s’agit d’une tarification simplifiée et rigide qui les dispense de l’effort d’examiner de près chaque projet d’édition. Si nous voulons développer de nouveau outils, nous le ferons à nos frais. »

Antoine Brès, Francis Beaucire et Béatrice Mariolle (dir.) Territoire frugal: La France des campagnes à l’heure des métropoles. Genève, MētisPresses, 2017.

Dans ce nouveau contexte, l’édition imprimée et la version numérique sont conçues comme des projets distincts. « Au niveau de l’articulation entre livre imprimé et livre digital, il existe deux possibilités », explique le créateur de MētisPresses. « La première est de publier un livre imprimé et, en parallèle, un livre numérique qui le reproduise de manière homothétique tout en l’enrichissant. Ces ajouts peuvent être de plusieurs ordres : illustrations, vidéos, documents d’archives, etc. Le choix est extrêmement large. La seconde est illustrée par le travail que nous avons réalisé pour Territoire frugal (sous la direction de Antoine Brès, Francis Beaucire et Béatrice Mariolle, 2017). Le livre numérique entretient toujours un rapport homothétique au livre imprimé, mais met à disposition une archive cartographique extrêmement riche qui documente les quatorze échantillons de territoire étudiés dans le livre. »

Toutefois, précise Elena Cogto Lanza, beaucoup de questions concernant l’édition numérique demeurent irrésolues à l’heure actuelle: « Le digital n’impose pas de limites, de dimensions mesurables en termes de capacités. Un livre numérique peut s’étendre de manière quasi infinie. Or, ne pas donner des critères d’usage est un énorme problème. Nous devons aussi penser aux effets sur la mémoire induits par le digital. Avec le livre imprimé, il est possible d’effectuer une traversée spatiale du livre. En revanche, le numérique instaure un rapport beaucoup plus vulnérable et évanescent au contenu. » Aussi, explique Franco Paracchini, le livre imprimé offre une sorte de réconfort: « Il est rassurant de faire des livres sur papier : il y a une forme de résistance au temps, aux aléas. Ces livres survivent. Par ailleurs, ils contiennent tout ce qui est nécessaire, l’essentiel. »

Michael Jacob (dir.) Des jardins et des livres. Genève, MētisPresses, 2018.

Le succès d’une collection

En dépit des bouleversements et des interrogations apportées par le numérique, la collection vuesDensemble a su s’imposer comme une référence dans le domaine de l’édition consacré à l’urbain. « Nous avons établi un réseau solide », explique Franco Paracchini. « Nous entretenons des rapports de plus en plus étroits avec des membres du monde de la recherche rattachés à des institutions françaises. Ils s’adressent à nous, alors que nous sommes une maison d’édition relativement chère pour les standards français. Par ailleurs, nous nous sommes positionnés par rapport aux maisons d’édition suisses alémaniques dont le travail extrêmement réputé les situe plutôt du côté de la facture de ‘beaux livres’. Nous occupons une position intermédiaire, entre le pôle francophone (France, Belgique, Canada) et la Suisse allemande. »

En outre, la collection a récemment diversifié ses publications, notamment à travers la réalisation du catalogue de l’exposition Des jardins & des livres, réalisé en partenariat avec la Fondation Martin Bodmer. « De par son format et sa nature, il s’agit d’un ouvrage nettement différent de ceux que nous avions jusqu’alors publiés. Cela a été une magnifique expérience, que nous ne pourrions toutefois réitérer régulièrement tant ce travail fut chronophage. Nous devons également faire attention à maintenir une ligne cohérente. » S’il fallait résumer celle-ci ? « Dès la création de la collection, nous avons fait des choix qui ont porté leurs fruits, alors que nous étions des amateurs. Notre ingénuité ­– lâche avec malice Franco Paracchini – nous a parfois aidé. » Ce sera le mot de la fin.

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