Atrabile : la création au centre de la bande dessinée

Après avoir discuté roman avec Cousu Mouche pour la série Éditons !, EPIC-Magazine se penche sur la bande dessinée en rencontrant Daniel Pellegrino, l’un des fondateurs de la maison d’édition Atrabile.

À la recherche d’ouvrages et d’auteur.e.s audacieux.ses, Atrabile est depuis vingt-deux ans une maison de référence dans le paysage de la bande dessinée indépendante en Suisse romande, et au-delà de la Suisse puisque dans son catalogue se rencontrent albums originaux et traductions, auteur.e.s helvétiques et d’autres nations. Nourrie du mouvement ayant bousculé le milieu éditorial de la bande dessinée dans les années nonante, Atrabile tient à son statut d’éditions alternatives. Et base leur travail sur une attention particulière aux dessins comme à l’histoire, au genre, ainsi qu’à l’objet et sa fabrication, proposant autant des bandes dessinées alternatives et intimistes qu’expérimentales ou abstraites, des livres d’illustrations ou une bande dessinée minimaliste, et ce dans tout type de formats et paginations : « Chaque livre est une nouvelle histoire, demandant une attention et un travail qui lui est propre. On ne peut pas se permettre de transposer les choix éditoriaux d’une certaine bd à une autre. »

« Nous avons voulu publier ce que les grands noms des maisons d’éditions spécialisées ne publiaient pas. On croyait au potentiel de la bande dessinée, on savait qu’elle pouvait être autre chose qu’un pur produit de divertissement. On a eu envie d’investir un domaine de création avant tout, en cassant ses codes, en proposant une bande dessinée plus aventureuse et expérimentale. Notre catalogue est surtout un catalogue d’auteur.e.s fidèles à la maison. »

Notre identité à contre-courant, c’est nos auteur.e.s qui la créent.

Un monde à exploiter

Pilule Bleue par Frederik Peeters de 2001, ou sa relation amoureuse avec une jeune femme atteinte du HIV, premier titre phare ayant portée la maison vers un plus large public

Atrabile est le fruit de la rencontre d’un libraire, Daniel Pellegrino, et d’un graphiste, Benoît Chevallier, mais aussi d’auteur.e.s et de lecteur.trice.s. Elle a vu le jour en 1997. Sa création est intimement liée au mouvement des éditeurs indépendants qui a marqué la francophonie dans les années nonante, remettant en question une bande dessinée sclérosée et formatée, gérée par de grands noms de l’édition. « Nous avons grandi en lisant cette bande dessinée là, mais aussi la bande dessinée underground américaine, on avait donc conscience qu’il existait autre chose. Et quand on s’est lancé, on a cherché à faire l’inverse de ce format quarante-huit pages couleur, imprimées sur du papier glacé, avec une couverture cartonnée, racontant des aventures sous forme de série en suivant un personnage. On a proposé une bande dessinée intimiste autobiographique dans un format plutôt roman qu’album, petit, avec une pagination conséquente, du noir et blanc, une couverture souple. »

A proprement parler, Atrabile s’inscrit à la suite de la revue Sauve qui peut, ses membres fondateurs ayant participé de près ou de loin à sa rédaction. Le succès de cette revue n’a pas été au rendez-vous, puisque qu’elle n’a tenu que deux ans. Cependant, elle a permis le contact entre acteur.trice.s locaux.les de la bande dessinée. C’est ainsi que Atrabile rencontre ses premier.ère.s auteur.e.s et que l’aventure éditoriale commence. « On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de maison édition dans la bande dessinée à Genève et que les auteur.e.s étaient donc obligé.e.s de s’expatrier pour être publié.e.s. On a eu envie de créer un tremplin pour ces talents locaux que l’on avait rencontrés grâce à Sauve qui peut. Ça a vraiment commencé modestement avec ce cercle d’auteur.e.s du coin comme Frederik Peeters ou Baladi. » D’ailleurs ce n’est pas la seule maison d’édition à être née au tournant de cette période, d’autres initiatives se sont mises en place comme l’éditeur Drozophile, spécialisé dans une bande dessinée en sérigraphie, ou B.ü.L.b comix, avec ses bandes dessinées rentrant dans des boites d’allumettes. Dans l’enthousiasme généré par la bande dessinée indépendante, ces trois maisons se sont rassemblées pour monter ensemble un réseau de diffusion. « Il a bien fallu se faire une place en librairie. On a d’abord été considéré comme une curiosité, qui n’avait le droit qu’à un petit coin. Mais avec ce réseau de diffusion, on s’est allé jusqu’en France et en Belgique. Pris dans cet engouement, on a pu construire quelque chose de sérieux et pérenniser le projet. »

A la rencontre de l’histoire et l’objet

« Notre travail passe avant tout par des rencontres et des échanges. » Si dans un premier temps les auteur.e.s d’Atrabile sont issu.e.s du cercle d’ami.e.s de Daniel Pellegrino et Benoît Chevallier, la maison a su se créer un réseau d’auteur.e.s fidèles, permettant des projets fous, comme l’ouvrage dIbn Al Rabin L’autre fin du monde de plus de mille pages.« On s’est croisé en soirée, il m’a fait cette proposition folle vers deux heures du matin et c’était parti. On avait entièrement confiance en lui puisqu’il avait déjà publié une dizaine d’ouvrages chez nous et que l’on savait très bien comment il travaillait. Avec lui on peut signer sur une idée. »

Au-delà de l’aspect humain, faire un livre est une rencontre, ne serait-ce que par les heures de travail et d’échange passées avec l’auteur.e. Pour nous, faire un livre, c’est ces heures de travail en amont.

Fabriquer un livre, une bande dessinée, peut demander un temps conséquent, entre discussion et travail créatif s’étalant parfois sur plusieurs années. Avant de passer à la conception de l’objet, l’acceptation d’un manuscrit exige nombreuses étapes. « On fonctionne différemment si l’auteur.e a, ou n’a pas, passé la barrière du premier projet chez nous. Quelqu’un qui a déjà un pied dans la maison est en territoire conquis, puisque nous cherchons à développer une relation sur le long terme avec nos auteur.e.s. Pour quelqu’un que l’on ne connait pas, on va avoir besoin de plus qu’une présentation et quelques pages du projet, sachant qu’on n’a connaissance ni de son fonctionnement ni de sa sensibilité. On ne reçoit pas beaucoup de manuscrits entrant dans notre ligne éditoriale. Parmi les deux cents qui nous parviennent par année, ce sont souvent juste un ou deux projets qui retiennent notre attention. On lit quelques pages avec un synopsis, puis entre vingt et quarante pages et c’est à ce moment-là que l’on peut s’engager. »  

Ted, drôle de coco d’Emilie Gleason, premier ouvrage chez Atrabile, a rencontré un grand succès au festival d’Angoulême remportant le Prix Révélation, saluant son travail et celui d’Atrabile

Une fois le choix effectué vient la question de la matérialisation de la bande dessinée. Débute une série de discussions sur la mise en page, la couleur, le papier, le format – discussion entre éditeur.trice.s et auteur.e.s à cheval entre création et fabrication. « Le format d’une bd peut être dicté par son contenu, mais il faut savoir que le format peut changer entièrement la perception qu’on aura du livre. Il faut regarder l’original, penser à comment gérer les couleurs : est-ce que l’auteur.e travaille en noir et blanc ? Si c’est de la couleur, est-ce que c’est une couleur informatique, donc travaillée dans un format numérique, ou directe, dessinée à la main ? Suivant quoi, c’est à nous que revient le travail de numérisation, le processus de reproduction ou d’interprétation des couleurs. Pour ce qui est du papier, il faut avoir en tête le rendu : est-ce qu’il doit briller ou pas ? Selon, ça aura une influence sur la couleur, de même que la question du toucher, car il y a des papiers qui pompent plus l’encre. Ces choix vont influencer celui de l’imprimeur, puisque chaque imprimeur a ses techniques et spécificités. Les décisions autour du papier sont très importantes. Elles vont clairement influencer l’expérience de lecture : si le papier est trop épais, on ne peut pas ouvrir livre : s’il est trop fin, on voit à travers plusieurs pages. Tous ces choix sont faits avec l’auteur.e en fonction de ses envies et des nôtres, mais aussi de notre charte graphique ainsi que de nos moyens financiers. »

Extraits de Ted, drôle de coco par Emilie Gleason

L’équipe d’Atrabile est composée de quatre personnes et pour mener à bien ces étapes de fabrication, chacun a un rôle précis. Benoît Chevallier, co-fondateur de la maison, et Aline en sont les deux graphistes impliqué.e.s dans les choix éditoriaux mais aussi dans la fabrication du livre. Julien, lui, s’occupe des relations presse, cherchant depuis son arrivée à densifier la présence d’Atrabile en salon littéraire. Et finalement Daniel Pellegrino avec ces multiples casquettes d’administrateur, fabriquant du livre, contact avec les auteur.e.s et imprimeurs. « Au début on a commencé à deux, Benoît et moi. Avec les années, on n’y arrivait plus, il a fallu qu’on agrandisse l’équipe, mais nos moyens restent restreints. Là, Aline, qui gère la fabrication et numérisation du livre, travaille sur un lettrage. Elle écrit à la main tous les textes d’une bande dessinée que l’on traduit, parce que le texte est écrit, dans sa version originale, par la main de l’auteur. Pour retrouver sa sensibilité et celle de son écriture, on ne pouvait pas prendre une police à l’ordinateur qui imiterait une écriture manuscrite, faisant des lignes trop droites, trop mécaniques, qui jureraient avec le dessin. »

Des Filles de ma connaissance de Kwon Yong-deuk, auteur coréen dépeignant relations amoureuses en huit nouvelles

« C’est tout aussi intéressant de travailler sur une traduction. La rencontre se fait plus au niveau de l’éditeur. On a récemment traduit des bd coréennes, de loin pas pour des raisons économiques, mais parce que les préoccupations des éditions étaient semblables aux nôtres et que les préoccupations de leur auteur.e.s rencontraient celles des nôtres. Et puis, il ne faut pas voir le travail de traduction comme une reproduction de l’objet, nonante-neuf fois sur cent on le repense. La grande différence, c’est que la relation avec l’auteur.e est plus lointaine, parce que pour lui ou elle le livre aussi est plus lointain dans sa création, qu’il ou elle travaille à un autre projet. Toutefois, on reste dans une certaine communication pour l’informer de nos choix. »

Vivre en tant qu’éditeur.trice.s

L’une des principales difficultés autour de l’édition restent le financement. Il existe plusieurs façons de gérer une maison d’édition. Si Cousu Mouche fonctionne avec un statut d’association et des membres bénévoles, Atrabile a fait le choix d’être une entreprise avec ses salarié.e.s.« Économiquement on est une aberration, on doit concilier une part créative importante composant notre métier avec des notions d’économie, publier ce que l’on considère être de bons livres, tout ayant assez d’argent pour exister. Notre statut ne cesse d’osciller entre acteur culturel et entreprise. C’est ce qui explique notre parcours en dent de scie, puisque malgré tout il nous faut entrer dans nos frais : payer auteur.e.s, imprimeurs, diffuseurs et nous-mêmes. Mais comme on n’a jamais voulu lâcher notre ligne éditoriale, c’est le statut de la maison qui a évolué avec les années. »

Avec son association A3, Atrabile cherche le soutien de ses lecteur.trice.s leur proposant trois statuts distincts, en voici ces cartes de membre par
Chris Kiss

« On a connu des hauts et bas en terme financier, un très bas qui nous a poussé à monter une association de soutien il y a quelque années. Cette association, A3, pour l’Association des Amis d’Atrabile, nous permet de recevoir des donations, en échange de petits gestes, mais aussi d’avoir accès à des fonds qu’en tant que maison d’édition nous n’avons pas. Grâce à elle, on a pu prendre conscience que des lecteur.trice.s étaient intéressé.e.s par notre travail au point de nous aider quand nous allions couler. » L’association a été créée en 2013 suite à de grandes difficultés financières qui ont mis en péril la survie de la maison pour diverses raisons, dont la crise du livre, mais aussi la crise économique plus généralisée. « Nos engagements éditoriaux étaient bousculés. On ne savait pas comment on allait se payer, payer nos livres, leurs impressions. Ce qui a été impressionnant, c’est l’immédiateté des réactions. On a lancé l’association sur le net avec un PayPal et minute par minute on voyait argent tomber. Ça nous a réellement sauvé. » La difficulté aujourd’hui est de pérenniser ses membres, puisque l’accès au subvention reste complexe et la situation financière tendue. « C’est normal qu’on ait moins de membres quand ça va moins mal. »

Savoir qu’il y a des gens prêts à s’engager dans l’association dans le but de soutenir notre travail, c’est une reconnaissance qui nous donne de l’énergie pour continuer à créer et proposer des livres.

Si la question financière reste ouverte au sein de la maison, c’est le travail de création qui demeure préoccupation première. Avec leur dizaine ou douzaine d’ouvrages par année, Atrabile nous réserve des surprises dont Je suis au pays avec ma mère d’Isabelle Pralong et d’Irene de Santa Ana, ouvrage entre politique et sociale, articles et dessins, dans la vie et les rêves d’un jeune requérant d’asile. Mais pour ça il faudra patienter jusqu’à la prochaine rentrée littéraire, d’ici là vous pouvez retrouver en librairie Brat de Michael DeForge, sorti il y a quelques jours, ainsi que le prochain Baladi Robinson Suisse courant du mois d’août.

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