La Fondation Martin Bodmer accueille jusqu’au 23 avril une exposition consacrée à la relation entre Goethe et la culture française, de Racine à l’Empire. Entretien avec Jacques Berchtold, directeur de l’institution et commissaire de l’exposition.
Goethe, auteur cher à Martin Bodmer, se voit consacrer une exposition à Cologny. Quelles raisons ont motivé l’axe retenu, à savoir le rapport de l’homme de Lettres allemand à la culture française ?
Comme vous le soulignez, Goethe est l’un des cinq piliers de la conception de la Weltliteratur (littérature universelle NDR) du grand collectionneur zurichois Martin Bodmer, aux côtés d’Homère, de la Bible, Dante et Shakespeare. Parmi ces quatre auteurs, il est celui qui lui fut le plus cher. Son influence se ressent sur la collection même de Bodmer, dont la lecture du West-östlicher Divan (Divan occidental-oriental) le conduisit à s’intéresser et à acquérir certains monuments de la littérature orientale. Aussi, le fonds d’archive lié à Goethe réuni par Bodmer est le quatrième le plus riche au monde et le plus important hors d’Allemagne. L’étendue de la matière nous ayant obligé à cibler le contenu de l’exposition, « Goethe et le France » nous est apparu comme une problématique pertinente pour plusieurs raisons, qui tiennent tant à la trajectoire intellectuelle de l’écrivain allemand qu’au destin de la collection du Zurichois. Au même titre que Goethe fut très tôt au contact de la culture française, avec laquelle il nourrit un dialogue extrêmement riche, Martin Bodmer, établi à Genève depuis 1951, abritait sa collection en terres francophones. Une anecdote historique permet de cristalliser en quelque sorte la relation entre Goethe, la culture française et la collection de Bodmer. En 1932, à l’occasion du premier centenaire de l’écrivain allemand, Paul Valéry fut amené à prononcer un discours d’hommage à Goethe, dont la visée était éminemment politique : il s’agissait de promouvoir la paix entre la France et l’Allemagne, appel qui, ont le sait, eu hélas peu d’écho. N’ayant pas une connaissance très approfondie de l’œuvre de Goethe, Valéry se rendit chez son ami Martin Bodmer, auprès duquel il rédigea le discours. En gage de reconnaissance, le poète français offrit à son ami les brouillons préparatoires, qui sont d’ailleurs présentés au sein de l’exposition.
En quoi consiste le rapport de Goethe à la culture française ?
Il s’agit d’une relation ambivalente. Fils d’un francophile conservateur, lecteur de Racine dès son enfance, Goethe, lors de ses années d’études à Strasbourg (1770-1771), lorgna du côté d’une germanophilie francophobe dont les assises intellectuelles étaient paradoxalement puisées chez des auteurs français comme Rousseau et Diderot. Von deutsche Baukunst (De l’architecture allemande), un texte rédigé en 1772, documente bien l’attitude gallophobe du jeune Goethe qui reproche alors aux Français d’être incapables de comprendre l’architecture gothique. Toutefois, par la suite, l’auteur d’Iphigénie s’emploiera à importer à Weimar le classicisme à la française.
Quels aspects de cette relation l’exposition entend-elle explorer ?
Plusieurs vitrines se concentrent sur la relation entre Goethe et un auteur français particulier. Parmi les plus importants, il faut bien sûr citer Rousseau, Diderot et Voltaire. Goethe s’intéressa très tôt à leur œuvre respective. Ainsi, Rousseau a accompagné l’écrivain allemand tout au long de sa trajectoire intellectuelle. La thèse de doctorat que Goethe rédigea à Strasbourg fut conçue comme un dialogue avec Le Contrat social. Plus tard, La Nouvelle Héloïse joua un rôle déterminant dans la carrière littéraire de l’auteur allemand, puisqu’elle influença au moins deux de ses romans, Werther (1774) et Wahlverwandtschaften (Les affinités électives, 1809). Enfin, au cours des dernières années de sa vie, Goethe lu avec assiduité l’œuvre botanique de Rousseau. Le rapport avec les œuvres de Diderot et Voltaire fut également très fourni. En attestent notamment les traductions de certains de leurs textes que signa Goethe, comme celles du Fanatisme de Voltaire et du Neveu de Rameau de Diderot, dont l’écrivain allemand est d’ailleurs l’inventeur du titre (en allemand : Rameaus Neffe).
Un autre pan de la relation de Goethe à la culture française exploré par l’exposition a trait à la Révolution française. Bien que Goethe ne s’y soit jamais montré favorable, sa position à l’égard de ce phénomène historique sans précédent évolua au fil du temps. Dans un de ses premiers écrits consacrés à cet événement, Die Reise der Söhne Megaprazons (Le Voyage des fils de Megaprazon, 1792), non publié de son vivant, Goethe compare la Révolution française à une catastrophe naturelle, terrifiante mais inéluctable en raison de la mauvaise gestion de la France par les féodaux. En revanche, dans Der Bürgergeneral (Le Citoyen général), il adopte une position nettement plus réprobatrice, dressant une satire implacable du régime de la Terreur. Par contre, Goethe fit preuve d’une très grande admiration envers Napoléon, dont il appréciait la vision politique supranationale parvenant à tenir compte des particularismes régionaux. L’insigne de la Légion d’honneur que Goethe reçut des mains de l’Empereur compte d’ailleurs parmi les pièces exposées. Il s’agit d’un prêt concédé par les archives de Weimar, tandis que la majorité du matériel présenté provient de la collection de Martin Bodmer, laquelle comprend notamment les brouillons du Faust, également exposés.
Propos recueillis par Emilien Gür
Exposition « Goethe et la France », jusqu’au 23 avril, Fondation Martin Bodmer, 19 route Martin Bodmer, 1223 Cologny, www.fondationbodmer.ch