Le célèbre poète et romancier Michel Butor, qui enseigna la littérature à l’Université de Genève jusqu’en 1991, est décédé à le 24 août, à l’âge de 89 ans, à l’hôpital de Contamines-sur-Arve (Haute-Savoie). En hommage à son œuvre, nous publions un entretien avec l’écrivain initialement paru dans Scènes magazine en juillet 2016, à l’occasion de l’exposition “Butor et le livre d’artiste” qu’accueillait la Fondation Martin Bodmer. L’écrivain, qui depuis Degrés (1960), a tourné le dos à la forme romanesque, évoque dans cette interview sa pratique du livre-objet et du livre d’artiste.
Où se situe la différence entre un livre-objet et un livre d’artiste ?
On parle de livre-objet pour définir un objet dont l’apparence ressemble peu à celle d’un livre, bien qu’il en soit un. Par exemple, un livre en forme de colonne sera appelé livre-objet. En revanche, on utilise le terme « livre d’artiste » pour désigner un livre issu du dialogue entre un écrivain et un artiste. Il arrive parfois que les deux partenaires n’en fassent qu’un. C’est le cas des écrivains qui sont les illustrateurs de leurs propres livres. Toutefois, les définitions de ces deux termes sont très étanches.
À quand remonte votre première collaboration avec un artiste ?
En 1962, Enrique Zanartu exposait à Paris à la Galerie du Dragon, devant laquelle je passais très souvent lorsque je me rendais aux Éditions de Minuit. Un jour, un marchand d’art m’a proposé d’écrire un texte pour accompagner le tirage d’une série d’eaux-fortes de l’artiste. J’ai accepté et nous avons réalisé un livre ensemble, qui s’appelle Rencontre. Toutefois, ma première collaboration remonte il y a plus loin encore : pendant l’Occupation, lorsque j’étais soutier, j’avais réalisé un livre à propos de Noël avec un ami. Nous avions gravé les images et les textes sur lino. C’était déjà une sorte de livre d’artiste !
Comment se déroulent les collaborations ?
Chaque collaboration est une aventure différente. Elles sont toujours le fruit d’une rencontre. Souvent, un artiste crée un livre et me le soumet. Ces livres sont pour moi des sortes de questions auxquelles je suis invité à répondre. Le défi est de parvenir à s’installer à l’intérieur du livre. Ce sont toujours sa contemplation et sa manipulation qui stimulent mon écriture. La différence essentielle du livre, par rapport à d’autres supports comme l’estampe, est d’être manipulable. Il invite au mouvement. Voir des livres derrière des vitrines, comme dans cette exposition (“Butor et le livre d’artiste”, NdA) suscite donc inévitablement une forme de frustration.
Qu’est-ce qui vous pousse à poursuivre ces collaborations ?
À mon âge, je pourrais décider de prendre ma retraite et de cesser d’écrire. Mais ces collaborations avec des artistes me rajeunissent; elles m’aident à rester vivant. Les dialogues que j’entretiens avec les artistes à travers ces collaborations me poussent toujours à faire quelque chose de différent.
Dans Les Mots dans la peinture, publié chez Skira en 1969, vous avez montré qu’il n’existe pas de vision pure et que l’image est toujours encadrée par du discours. Votre pratique du livre d’artiste l’illustre parfaitement.
Il n’y jamais rien de pur, et encore moins de vision pure (rires)! On oppose souvent le texte à la peinture, mais ces deux domaines ne cessent en réalité d’interagir. Au Moyen Âge, les textes étaient accompagnés d’illustrations et les initiales elles-mêmes étaient décorées. De même, les livres d’images, comme les atlas de géographie, contiennent toujours des légendes qui nous aident à décoder les illustrations.
À l’ère du numérique, la pratique du livre-objet et du livre d’artiste vous permet d’affirmer la singularité de l’objet livresque, dont vous mettez en évidence la matérialité.
Nous nous trouvons à un tournant majeur de l’histoire du livre. Le support numérique représente quelque chose de totalement neuf. Pour prendre conscience de la nouveauté de ce support, il me paraît utile d’étudier ce qui l’a précédé. À mes yeux, le livre d’artiste représente justement une bonne manière de réfléchir au support livresque traditionnel que nous avons connu, d’en explorer les potentialités qui jusque alors n’avaient pas été révélées. Il permet d’attirer l’attention sur le médium lui-même, que l’on a tendance à oublier pour se concentrer sur le message. Or, il est parfois bénéfique de s’acheminer plus lentement vers le contenu, en s’attardant d’abord sur l’objet-livre.
L’exploration des possibles qu’offre le livre numérique vous attire-t-elle ?
Ce serait passionnant, mais je suis trop vieux. Je laisse cela à mes petits-enfants (rires).
Propos recueillis par Emilien Gür à la Fondation Bodmer le 12 juin 2015.