Intimity : animation, succès et féminisme

Crinière en bataille, voix douce, posée, Elodie Dermange a un quart de siècle et des idées à faire passer. Elle a réalisé son premier film seule, en attendant de pouvoir entrer dans une école d’animation. Intimity parcourt le monde depuis un an, lui a notamment permis de remporter en avril le Grand Prix du festival de courts-métrages de Tampere (ce qui ouvre la porte aux Oscars), et sera enfin projeté à Genève cette semaine.

Après un CFC en BD/illustration aux Arts Appliqués de Genève, Elodie Dermange voyage, se lance dans le jardinage, puis renoue avec l’illustration, ce qui l’amène à l’animation. Elle part un an à Paris pour s’y sensibiliser, tente le concours de la Poudrière, à Valence. Elle est mise sur liste d’attente, et se sent soulagée : elle va prendre un an pour faire un stage dans un studio avant de vraiment se lancer, et découvrir le métier.

« En plus du stage, je voulais aussi faire un film de mon côté, pour voir ce que c’était que la réalisation – si ça trouve, ça ne m’aurait pas plu ! Je pensais continuer le stage à mi-temps et faire mon projet chez moi, mais Nadasdy m’a proposé de le réaliser  dans leur studio . On fait des dossiers de financement en se disant « On verra ce que ça donne », et à notre grande surprise nous les avons tous ! Donc on a fait le film, beaucoup plus sérieusement que prévu. Intimity n’étant pas si cher, j’ai quasiment tout réalisé toute seule, mais Nadasdy m’a offert le support qu’il me manquait. »

La chance semble être au rendez-vous depuis le début de l’aventure. En un un peu plus d’un an, sans vraiment se rendre compte de ce qui lui arrive (elle croule sous le travail, tout n’est quand même pas si idyllique), Elodie Dermange dessine Intimity, dont la carrière internationale est fulgurante. Le Sundance, Tampere – pour ne citer que les plus grands –, le film voyage de sélection en sélection.

« J’ai toujours été en compétition « prise de vue réelle » ou « documentaire », donc mélangée aux documentaires et à la fiction, ce qui est génial car l’animation est souvent vue comme inférieure au cinéma. Le film a bien fonctionné, dans des compétitions « normales », et ça prouve que cette image de l’animation est fausse ! C’est le film qui marche d’ailleurs, pas moi ! Il fait ça tout seul, moi je suis là, dans mon petit quotidien, et rien ne change. »

Revenons-en au court-métrage en tant que tel. Avant d’aboutir aux cinq minutes de film, le processus a été long. Intimity est le portrait d’une femme émancipée en pleine introspection dans sa salle de bain.

« Elle raconte comment elle a pu s’épanouir, alors qu’elle complexait beaucoup sur son corps. Elle a pu trouver sa liberté, qui lui est propre, et faire ce dont elle rêvait: actrice porno. Ce n’est peut-être pas le rêve de tout un chacun, mais c’était le sien, et aujourd’hui, elle vit de ça, par passion. »

Le sujet « tombe bien » : un film sur une femme, réalisé par une femme, abordant le corps et la sexualité… il semble que le public se rende de plus en plus compte depuis #metoo de l’importance de tous ces sujets. Elodie Dermange quant à elle n’a pas attendu tout cela pour y réfléchir :

« Je pense que j’ai toujours eu envie de parler des femmes et du corps. Parler de femmes, forcément, parce que je suis une femme et que j’aurais du mal à parler d’hommes. La problématique du corps revient tout le temps dans tout ce que je fais – mais je ne l’ai remarqué qu’après coup. »

La genèse d’Intimity remonte à une rencontre dans le désert australien. Elodie Dermange croise la femme qui sera son futur personnage en faisant du stop, passe quelques jours à faire sa connaissance, la recroise au fil de ses pérégrinations. Frappée par cette vision du monde différente de ce qu’elle a l’habitude d’entendre, Elodie repense à Amarna Miller quand lui vient l’idée d’un documentaire.

« Ce n’était pas du tout un projet d’animation. J’avais été l’enregistrer pour faire un petit film pour le dossier de candidature de la HEAD, et je n’ai absolument pas obtenu ce que je voulais. Visuellement, j’avais très peu de choses qui me plaisaient, parce qu’elle charmait tout le temps la caméra. Quand j’ai décidé de développer ce court métrage, je me suis dit que je pourrais réutiliser cette matière et mettre du dessin par-dessus afin d’obtenir ce que je voulais. »

Le décors du film – une salle de bain – s’explique : faire sa toilette est un moment durant lequel on ne charme pas, mais pendant lequel on pense. Intimity débute vraiment par le montage audio de cet interview.

« Je pouvais raconter de nombreuses histoires parce que j’avais trois heures à disposition. Et même avec cet audio final, je pouvais raconter ce que je voulais avec les images ! C’est dingue comme liberté. »

La liberté, Elodie Dermange la modèle et la poétise. Son style est très marqué, les choix du propos, mais aussi de réalisation. Tout cela tient à une chose d’après elle : le format. du court-métrage. L’intégralité d’Intimity a été dessiné et colorié à la main, ce qui donne une texture particulière à l’image. Il a fallu un an de dessin pour obtenir ces 5 minutes de court-métrage.

« Puisque je ne connaissais rien à l’animation, je me suis lancée dans ce travail de titan sans savoir ce qui m’attendais. Je ne sais pas si je vais refaire un film avec cette technique-là. C’est vraiment très long, et c’est très fatigant, mais au moins tu n’es pas tout le temps derrière un ordi ! J’aime bien la matière, dans le travail à la main, et j’aime bien le travail à la main. J’ai choisi ces crayons de couleur particuliers car j’ai remarqué qu’on arrivait à salir la couleur, qu’on n’avait pas quelque chose de tout lisse et de tout pur. »

Au milieu du film, il y a soudain une scène kaléidoscopique, très poétique, dans laquelle la musique joue un grand rôle. Elle a été ajoutée tardivement, alors qu’Elodie Dermange avait envie d’un peu de changement.

« J’ai eu envie de faire un truc qui me fasse plaisir et qui rende le film unique. J’ai eu l’idée de la scène kaléidoscopique à partir d’une photo ; je m’inspire beaucoup de photographies quand je cherche mes dessins (jamais d’illustration). Il y avait une photo d’une fille qui se regardait dans un miroir brisé. J’ai redessiné la photo et quelqu’un m’a fait remarquer que c’était un kaléidoscope. Et ça m’a beaucoup plu. »

Il semblait logique que la musique soit composée par une femme, ce qui s’est relevé être toute une aventure.

« Ça paraît absurde. Je voulais de la musique électronique et j’ai contacté toutes les organisations – mais toutes ! – de Suisse, en disant que je cherchais une compositrice qui faisait un peu d’électro. On ne me fournissait pas de nom, ou les gens me rappelaient en me disait qu’ils ne comprenaient pas : ils avaient des milliards de musiciens mais ne pouvaient pas me proposer une seule femme ! »

Après de très longues recherches, quelques refus (notamment à cause du thème de la pornographie) et un moment de désespoir si intense que tout le film a été remis en question, Elodie Dermange finit par trouver Fatima Doum, une Suissesse d’origine irlandaise basée à Zürich.

« On a travaillé par téléphone. Elle travaille son violoncelle avec des pédales. Moi qui n’ai jamais fait de musique de ma vie, j’ai dû parler de musique en anglais (parce que je ne parle pas suisse-allemand) alors que je ne connais même pas les termes en français ! Ça a été difficile de trouver ce que je voulais. Finalement, elle a fait une jam basée sur la scène du kaléidoscope et on a réussi à travailler à partir de cette matière. C’était vraiment au moment où elle s’est complètement éclatée que je me suis dit « Voilà, on la trouvé, c’est ça que je veux ». Je pense que c’est quand les gens se lâchent et qu’ils sont eux-mêmes que ça marche ; sinon, ils s’adaptent trop à toi et ça devient impersonnel. »

Nous n’en dévoilerons pas plus, afin que vous puissiez interpréter la fin d’Intimity à votre guise. Ce court-métrage sera projeté deux fois dans le cadre d’Animatou : dimanche 7 octobre au Spoutnik et jeudi 11 au MEG. De futures projections dans le cadre des Créatives sont aussi prévues, donc pas d’inquiétude si vous manquez de temps cette semaine. Pour avoir un avant-goût du dessin et de la poésie de sa réalisatrice, vous pouvez visionner Sorbet Citron en libre accès !

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