La poésie terre à terre de Kantarama Gahigiri

La réalisatrice Kantarama Gahigiri au Mashariki African Film Festival. © Alice Kayibanda

La sixième saison du programme itinérant « Quartiers Lointains » est de passage à Genève pour cinq soirées de projections au Grütli. Au programme : six courts métrages autour du thème de l’afrofuturisme, dont celui de la réalisatrice rwando-suisse Kantarama Gahigiri. Interview.

Kantarama Gahigiri est née à Genève et a grandi entre ici et différents pays d’Afrique. Elle a ensuite étudié à New York et partage actuellement son temps entre l’Europe et l’Afrique de l’Est. Réalisé dans le cadre d’une résidence à Winterthour – 5x5x5, pour cinq films par cinq réalisateur·trice·s africain·e·s en cinq semaines –, Ethereality interroge l’appartenance et l’identité, le décalage inévitable induit par la migration. Porté par une voix off, on y voit un astronaute errer dans la ville et plusieurs Nigérian·e·s témoigner de leur expérience. Kantarama Gahigiri propose un petit quart d’heure entre poésie et sociologie méritant toute notre attention.

Quel a été le point de départ d’Ethereality ?

C’est avant tout le magasin dans lequel j’ai filmé. Pendant la résidence à Winterthour, je m’y rendais tous les jours, et je m’y sentais bien – c’était vraiment un safespace. Il m’a paru logique d’y faire le film.

Les gens qui s’y retrouvaient étaient principalement nigérians. Je me suis donc renseignée sur l’histoire du Nigéria et j’ai découvert ce mail d’arnaque, qui concerne le Major Abacha Tunde. Il aurait été abandonné, seul, dans l’espace depuis 1990 et l’opération visait à récolter trois millions de dollars pour le rapatrier.

Comment est-ce que tu as pensé l’articulation entre cet astronaute, fictif, et les personnes, bien réelles, qui t’ont confié leur histoire ?

J’ai utilisé la figure de l’astronaute pour sublimer, poétiser le récit des gens que j’ai interviewés. Cette idée de retour sur Terre, après des décennies dans l’espace, permettait de parler du sentiment d’appartenance, mais aussi de déracinement, de tout lier.

Il y a aussi la question du costume, bien visible, au milieu de la ville. Pourtant personne ne voit l’astronaute en tant que tel : il est dans son scaphandre, caché. L’individu disparaît.

Finalement, c’est une figure récurrente dans l’afrofuturisme qui me permet de faire un clin d’œil aux programmes spatiaux africains.

L’astronaute d’« Ethereality », Kantarama Gahigiri © 2019 Langfilm – HSLU

Et la voix off, quel est son rôle ?

Elle permet d’offrir un regard, de situer le récit. Dans le fond, c’est un film très personnel. Sa forme est hybride ; j’avais envie de raconter une histoire.

Pour ce qui est du choix de l’anglais, c’était logique. On parlait anglais pendant la résidence, les Nigérian·e·s interviewé·e·s parlent anglais… Même si ce n’est pas ma langue maternelle, elle fait partie de ma vie. J’ai beaucoup de projets en Afrique de l’Est, j’écris en anglais, j’ai vécu huit ans aux États-Unis.

Quel rôle peut jouer l’art dans la réflexion sur l’appartenance et pourquoi tu ne t’es pas arrêtée aux interviews ?

L’appartenance, c’est une question récurrente chez moi, au regard de mes origines et de mon parcours. Mais je ne voulais pas faire une thèse en socio ! Plutôt mélanger documentaire et science-fiction.

Au-delà de ça, la poésie et l’art permettent de parler à l’âme tout en touchant l’intellect. De créer des liens aussi, ce qui est un de mes grands buts. Si on y arrive, je crois que l’effet est plus important que celui de raisonnements purement intellectuels, parce qu’on provoque, chez le public, une réaction qui vient du ventre, une réaction profonde.

Le cycle dont fait partie Ethereality est intitulé « Afrofuturistik », le thème de l’afrofuturisme revient au fil des courts métrages qui le composent. Qu’est-ce que ça te permet ?

Le courant naît à la fin des années 60 d’un besoin de se réapproprier certains codes, et d’un besoin de souveraineté. C’est primordial, bien sûr, mais il y a un bémol. Il me semble pertinent quand on parle de Sun Ra, plus généralement du travail des artistes afroaméricains.

Par contre, quand on parle des projets africains, il faudrait se demander si ce n’est pas « seulement » de la science-fiction. On ne parle pas d’ « eurofiction » ou de « sinofiction » alors pourquoi, là, on nous enfermerait dans des cases, encore ? J’aime la pluralité, la complexité ; on en revient au lien, qui devrait transcender toutes ces cases.

Un mot pour terminer ?

Oui, sur « Quartiers Lointains » ! J’ai découvert ce projet à Kigali et ça a été un choc. C’était la première ou la deuxième saison… J’ai pris conscience de l’ampleur de ce qui se faisait en Afrique. Cette plateforme est essentielle, elle montre la richesse de ce qui se passe sur le continent. Et ce n’est qu’une lucarne sur la production contemporaine !

Quand Claire Diao, sa fondatrice, m’a dit être intéressée par mon film, j’ai été très touchée. Je suis honorée d’en faire partie. Il faut montrer qu’on est là, qu’on fait des choses. La production cinématographique africaine représente toute une partie du monde. Elle est riche, passionnante. Il faut s’y intéresser.

Le cycle « Afrofuturistik »

Du mercredi 10 au dimanche 13 juin, les Cinémas du Grütli accueillent « Quartiers lointains », un programme itinérant de courts métrages créé en 2013 par la critique et et distributrice Claire Diao. Comme l’occasion de voir sur grands écrans des films africains est rare – encore plus quand les salles de cinéma ont tendance à longuement fermer –, il ne faut pas la rater.

Le thème de cette sixième saison, « Afrofuturistik », interroge la vision que l’Afrique a d’elle-même. Comment se projette-t-elle dans le futur ? Comment se réapproprie-t-elle ses récits ?

Au programme : les magnifiques montagnes de l’Atlas marocain subitement désertées de Sofia Alaoui dans Qu’importe si les bêtes meurent. L’expérimental et lapidaire This One Went To The Market du Kényan Jim Chuchu. Hello Rain, l’interprétation d’une nouvelle de Nnedi Okorafor, mélange de sorcellerie et de perruques magiques, par le Nigérian C.J. Obasi. Zombies du Belgo-Congolais Baloji, halluciné et parsemé de téléphones portables. Sans oublier Ethereality de Kantarama Gahigiri, évidemment.

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