Jusqu’au 28 février 2018, la Fondation Martin Bodmer fait dialoguer jazz et littérature à travers une exposition éminemment intermédiale qui raconte une histoire commune : celle de la rencontre entre deux arts qui marqua profondément la modernité. Entretien avec Jacques Berchtold, directeur de l’institution et co-commissaire de l’exposition « Jazz & Lettres ».
Au gré de quelles circonstances s’est forgé le projet de l’exposition « Jazz & Lettres » ?
L’idée centrale de l’exposition est de rendre hommage à un voisin de la Fondation Martin Bodmer, illustre Colognote dont la collection de jazz est l’une des plus grandes au monde : je veux parler de Guy Demole. Si le public genevois le connaît pour son œuvre de mécène auprès d’institutions comme le Grand Théâtre ou le Victoria Hall, M. Demole possède un jardin secret, à savoir une passion pour le jazz qui remonte à sa découverte de Sidney Bechet en 1943. Parmi les plus de 1500 disques extrêmement précieux qu’il possède, le défi auquel il a fait face fut d’en sélectionner une vingtaine, auxquels s’ajoutent quelques photos de musiciens de jazz, des affiches de films et de concerts et des dispositifs d’audition, tous issus de sa collection. La sélection d’œuvres retenues compte certaines des plus belles interprétations de Louis Armstrong, Duke Ellington ou Charlie Parker. Toutefois, une exposition sans son aurait été sinistre, ce à quoi remédient les « douches sonores » que nous avons fait installer au-dessus de certaines vitrines : lorsque l’on s’approche de ces dernières, un capteur met en marche un haut-parleur qui diffuse la musique du disque exposé. On notera qu’il s’agit du meilleur son qui soit, enregistré à partir de l’objet même collectionné par Guy Demole, que les visiteurs pourront retrouver dans les deux disques qui accompagnent le catalogue de l’exposition. En plus de mettre en vedette une collection extraordinaire, l’exposition célèbre le centenaire de l’édition du premier disque 78 tours consacré au jass, enregistré en 1917 (qui figure d’ailleurs parmi les pièces présentées), et documente le dialogue fertile qui s’établit très tôt entre jazz et lettres. Celui-ci se donne à voir à travers la mise en regard des disques de M. Demole avec des livres nourris par une affinité (au niveau de l’imaginaire, du phrasé, de la démarche, etc.) avec le jazz.
Avant d’en dire plus, j’aimerais insister sur un des partis pris de l’exposition dans son rapport au phénomène artistique et culturel que représente la jazz : ce dernier n’est pas pensé dans nos murs comme un simple ornement anhistorique, sans problématisation de sa consommation par des blancs qui souvent ne reconnaissaient aux interprètes noirs que leurs compétences musicales ; au contraire, nous soulevons la question des racines douloureuses du jazz, ancrées dans la ségrégation raciale, auxquelles nous renvoie le standard de Billie Holiday Strange Fruit (1939), inspiré par une photographie de 1935 montrant deux Afro-américains pendus à un arbre après avoir été lynchés. C’est aussi vers ce triste chapitre de l’Histoire que pointe la fameuse Negro Anthology (1934) éditée par Nancy Cunard – dont l’exemplaire présenté, rarissime, a été offert à la Fondation par Guy Demole à l’occasion de l’exposition – ouvrage à l’aura scandaleuse que les extrêmes droites firent détruire lors de sa publication : réunissant les contributions d’une centaine d’auteurs qui dénoncent tous virulemment le racisme, il consacre une section entière à la musique noire, dans laquelle le jazz est évoqué en des termes dithyrambiques.
Quelles sont les littératures retenues par l’exposition pour documenter le dialogue entre création littéraire et jazz ?
De façon évidente, vu la multiplicité des connexions qu’elle entretient avec le jazz, la littérature américaine est mise en vedette. Certaines premières éditions d’auteurs comme Toni Morrison ou Jack Kerouac sont présentées : Jazz (1992) de la première, à laquelle le prix Nobel fut décerné en 1993, et Mexico City Bues (1959) du second, figure majeure de la Beat Generation, attestent tous deux de la forte influence du jazz sur la littérature américaine, que ce soit comme symbole de liberté ou modèle de rupture avec les règles classiques de composition. Les auteurs francophones ne sont pas en reste, des surréalistes, dont l’intérêt pour la jazz tendait parfois à la pose, à Christian Gailly en passant par Boris Vian, George Perec, Marguerite Yourcenar, Michel Butor et Jacques Réda, qui nous honorera de sa présence le 12 septembre. L’exposition de l’édition originale de L’Ecume des jours, avec son fameux pianocktail dont la réussite des breuvages dépend de la qualité d’exécution de la « note bleue », et de lettres de Cocteau, qui participa au lancement de la boîte de jazz Le Bœuf sur le toit, offre un témoignage de choix sur la place qu’occupa le jazz dans un certain underground parisien. L’exposition compte également Jazz d’Henri Matisse, un ensemble de découpages accompagnés de textes. Œuvre solaire associant le jazz à la figure d’Icare, il s’agit du dernier livre de l’artiste, demeuré inachevé, dont nous présentons un exemplaire superbement relié par Rose Adler.
Propos recueillis par Emilien Gür
Exposition « Jazz & Lettres », jusqu’au 25 février 2018, Fondation Martion Bodmer, Route Martin Bodmer 19-21, 1223 Cologny (Genève), http://fondationbodmer.ch/