Festival C’est déjà demain : LOLITA… sans Lolita

© Nicolas Brodard

Dans le cadre du festival C’est déjà demain, EPIC fait un tour d’horizon des pièces qui seront jouées au Théâtre du Loup, au Théâtre Saint-Gervais, à L’Abri et au Grütli. Aujourd’hui, nous vous présentons LOLITA, une adaptation du chef-d’œuvre de Vladimir Nabokov, mise en scène par Florence Rivero et interprétée par Martin Reinartz.

« Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo.Lii.Ta ». Impossible pour tous les lecteurs de Nabokov d’oublier l’incipit de son roman, Lolita, aussi connu qu’il a fait scandale au moment de sa parution en 1955. Impossible également pour Florence Rivero d’oublier les sentiments contradictoires qui l’ont envahie lors de sa première lecture et qu’elle désire désormais faire ressentir à son public.

Dans le roman comme dans la pièce de la jeune metteuse en scène suisso-vénézuélienne, LOLITA est la confession d’un homme, Humbert Humbert, donnant sa version de la relation qu’il a entretenue durant plusieurs années avec Dolores Haze « Lolita », une enfant de 12 ans.

Martin Reinartz, seul en scène

Cependant, la pièce diverge du roman dans les choix d’adaptation de Florence Rivero, à commencer par le plus radical, ne pas faire apparaître Lolita. Dans cette version de Lolita, nous retrouvons en effet Martin Reinartz, seul en scène, dans le rôle de l’ambivalent Humbert Humbert. Pour Florence Rivero, faire disparaitre la jeune fille de la pièce était une évidence depuis le départ : « il existe deux adaptations cinématographiques du roman et je me disais que le problème était justement que l’on voyait Lolita. Nous étions, en tant que spectateur·rice·s, obligé·e·s de l’accepter telle qu’elle était montrée à l’image. Or, toute la force du roman est là, nous ne savons pas, en réalité, comment est Lolita, nous n’avons accès à elle qu’à travers les yeux de Humbert, sans savoir si nous pouvons lui faire confiance. Pour ma pièce, en supprimant le personnage de la jeune fille, j’ai voulu placer le spectateur dans la même position que le lecteur. » Un choix qui n’a pas manqué de challenger Martin Reinartz au niveau de son jeu : « Lolita n’est pas présente, mais il faut tout de même la faire exister, ce qui pose beaucoup de questions en ce qui concerne le placement, le regard, etc. Cette modalité de jeu demande une grande concentration sur ces questions techniques, en plus de l’effort que demande le texte. »

© Nicolas Brodard

Travail sur le texte et la langue

Le texte, justement, a été l’une des grandes préoccupations de Florence Rivero lorsqu’elle a choisi d’adapter Lolita comme pièce de diplôme à la fin de son parcours à la Manufacture : « J’aime tellement ce roman et la langue si particulière de Nabokov que j’avais envie de tout adapter, mais il a bien fallu faire des choix. Je me suis donc concentrée sur cinq passages, qui avaient résonné particulièrement en moi lors de ma première lecture. Ce sont des moments où Humbert est vraiment en train de pousser son introspection, où l’on peut suivre son courant de pensée, ses questionnements et ses contradictions, ainsi que les moments intimes entre les deux personnages. Dès les premières répétitions avec Martin, j’ai vu que ces passages fonctionnaient bien, qu’il y avait une bonne cohérence entre les scènes et qu’ils permettaient une linéarité dans le déroulement de l’histoire. La pièce est construite entre le présent et le passé, Humbert nous raconte des souvenirs, il les revisite, mais il est de plus en plus absorbé par eux jusqu’au point d’être complètement envahi par la souffrance que ces souvenirs lui provoquent, mais il doit continuer, il doit aller au bout de son histoire. Et voici le centre de la pièce, et ce que les passages choisis reflètent. » Pour Martin Reinartz, qui connaissait moins le roman que sa metteuse en scène, ce travail sur le texte lui a réellement permis de s’approprier le personnage : « Florence et moi parlons beaucoup du texte, on le relit continuellement, on l’agence, on le questionne et on essaie de comprendre ce qu’il y a derrière chaque mot afin de nourrir le jeu. Même si nous avons dû alléger la langue pour la rendre plus orale, nous essayons de conserver le style de Nabokov car c’est cela qui permet de construire le personnage de Humbert. »

 Désormais, à travers le processus de sélection et d’écriture, la pièce s’est autonomisée du roman, c’est notre interprétation personnelle.

Martin Reinartz

Une mise en scène originale

Au-delà de l’absence de Lolita, Florence Rivero a fait des choix de mise en scène visant à impliquer le·la spectateur·rice le plus possible, à lui faire ressentir les émotions contradictoires qui peuvent être éprouvées à la lecture du roman. Ainsi, le public est éclairé durant toute une partie de la pièce afin que « les spectateur·rice·s soient ostensiblement confrontés à leurs contradictions face au récit de Humbert. Le public ne peut pas se cacher, ce qui le pousse à réfléchir à la part d’humain dans le monstre, sans devenir un tribunal ; l’éclairage et le fait de s’adresser directement aux spectateur·rice·s permet de réduire la distance entre le public et le personnage ». La diffusion au cours de la pièce de dessins animés en noir et blanc des années 30 est également un rappel à l’enfance pervertie de Lolita. Enfin, la voiture, seul accessoire présent sur scène, sert de fil rouge tout au long de la pièce, évoquant le road trip dans lequel Humbert a embarqué la jeune fille.

© Nicolas Brodard

Une pièce qui résonne avec l’actualité

Lorsque Florence Rivero a créé la pièce à la fin de son cycle à la Manufacture en 2018, elle était surtout intéressée par cette figure d’homme monstrueux mais empathique, qui finissait par se repentir. Toutefois, ces trois dernières années, l’actualité l’a poussée à de nouvelles réflexions jusqu’à aboutir à repenser certains éléments de la pièce : « À l’origine, je voyais Lolita comme une tragédie, la tragédie d’une rencontre entre cet homme torturé par ses désirs et cette enfant délaissée. Je m’étais donc focalisée sur le passage à l’acte de Humbert Humbert. Désormais, avec toutes les discussions autour de mouvements comme #MeToo, les débats sur le consentement et les polémiques récurrentes, j’ai envie que Lolita, en tant que victime, ressorte un peu plus de la pièce, que l’on ressente plus intensément l’impact de ce qu’elle a vécu. C’est pour cela que je suis contente de pouvoir à nouveau présenter cette pièce, nourrie de ces nouvelles réflexions. »

Même s’il est crucial que Humbert reste empathique, qu’on ressente ces allers-retours entre haine et compassion, je veux que l’on comprenne que Lolita, ne parle pas d’une histoire d’amour réciproque, c’est important que cela ressorte de la pièce. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la part d’humain dans le monstre, ainsi que la part de monstre dans l’humain.

Florence Rivero

Pour Martin Reinartz, le contexte actuel a également été un élément de réflexion : « L’an dernier, avec toutes les affaires qui sont sorties, il aurait pu devenir difficile de jouer Lolita, c’est une thématique qui a pris soudainement une autre dimension et qui faisait écho à plus de choses chez les gens. Le fait de se lancer sur scène, en employant les mots de Humbert Humbert, sur un sujet si brûlant et tellement scandaleux m’a un temps fait peur. Mais finalement, je me suis dit que cela rendait la pièce encore plus légitime, en montrant à quel point elle était contemporaine et que sa force, justement, était d’être une dénonciation très intelligente en même temps qu’une réflexion poussée sur des problématiques extrêmement délicates. »

Si l’on ne sort pas indemne du roman de Nabokov, nul doute qu’il en va de même pour la pièce de Florence Rivero, puissante, originale et plus actuelle que jamais.

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