L’heure est grave pour la culture. Comme nous le rappelions dans notre récent édito, le secteur culturel ainsi que les acteurs qui le font vivre ont subi de plein fouet les décisions politiques relatives au coronavirus. Sans concert, festival, exposition, spectacle, répétition, ou encore projection, le monde culturel se voit privé de la majeure partie de son activité. Fort heureusement, grâce à la magie d’internet, la culture se réinvente vite et souvent de manière assez étonnante. Pour célébrer notre culture 3.0, EPIC a décidé de lancer une série d’articles consacrés à différentes initiatives culturelles qui fleurissent ici et là afin de faire rayonner le patrimoine artistique de notre chère Suisse romande… le tout depuis chez soi.
Voilà cinq semaines que les mesures prises par la Confédération affectent le monde culturel, forçant les artistes et les lieux à réinventer leurs liens au public. Mais qu’en est-il de la création en temps de confinement ? Comment l’art se pratique-t-il quand il a besoin de corps, d’échanges et de scène ? Quatre artistes aux univers et disciplines différentes se sont arrêté.es sur leur quotidien bousculé pour en faire le point.
Martine Corbat, metteure en scène et comédienne
La metteure en scène travaillait sur la pièce Les sentiments du Prince Charles avec sa compagnie L’Hydre Folle, lorsque la fermeture des théâtres a été annoncée. « Deux semaines avant la première, nous avons dû quitter le théâtre, y laissant scénographie et costumes. Nous avons eu la chance d’encore faire une captation et des photos pour archiver le travail, mais la création est maintenant gelée.»
Même si la pièce est reprogrammée à octobre 2021 par le Théâtre du Loup, le temps n’est plus à ce travail. Martine Corbat doit donc s’ouvrir à d’autres projets. « Les évènements remettent en question notre rapport à la création et au travail. Après le choc, il faut se recréer un rythme avec les nouvelles obligations, dont les enfants à la maison. Mais je me pose au bureau et imagine de prochains spectacles — c’est mon métier. Ce confinement me force aussi à sortir de mes habitudes. Nous devions tourner un clip dans le décor de la pièce pour la sortie de notre album “Le diable au corps”. Le projet est transformé et sera filmé depuis mon bureau. La réalisatrice Camille De Pietro me guide à distance : je filme, elle monte. J’ai hâte de découvrir le résultat. »
Timon Bachmann, photographe
Le jeune photographe, spécialisé dans les photographies de concert, s’est lui aussi pris de plein fouet les interdictions des manifestations. Habitué à sillonner les salles de la Romandie une fois la nuit tombée, il a vu l’ensemble de ses contrats annulé. « J’avouerais m’être fait surprendre. Plus les restrictions étaient grandes, plus je comprenais que j’étais en pause forcée et que sortir ou aller à un concert n’allait pas de soi. »
Sa pause n’en est pas moins un temps vide. Timon Bachmann la passe derrière ses écrans à découvrir et se nourrir. « Depuis le début du confinement, je retouche beaucoup mes photos. J’essaie de m’ouvrir à d’autres photographes et comparer nos travaux. Ça me permet de revenir vers mes photos avec un regard plus distant et critique. Il faut savoir se réinventer, se questionner, c’est un temps idéal pour ça. »
Sévane Gurunlian, circassien
L’artiste de cirque est lui aussi confronté à l’absence de contrat, ne pouvant plus se produire avec sa compagnie Origami. « Nous étions en création et avancions sur la distribution de notre spectacle. Il est dur de se projeter, nous continuons à distance de vendre ce spectacle, mais sommes obligés de prendre une pause dans nos répétitions. »
Au-delà de la scène, le quotidien du circassien est celui des entraînements. « Aujourd’hui s’entraîner demande plus d’imagination, mais j’ai renoué avec le plaisir du travail solitaire. Je m’isole en parc pendant plusieurs heures à travailler ma technique en acrobatie, équilibre et jonglerie. Les parcs ont leur limite. La création physique et le jeu me sont compliqués, je préfère un lieu fermé pour ça, sans regard extérieur. Quand je ne peux pas sortir, c’est chez moi que je m’entraîne. À la jonglerie seulement, la place étant limitée. Mais j’en profite pour tester de nouvelles choses, composer de la musique pour de prochains numéros, écrire, bosser à la radio – on tient toujours l’antenne avec Radio Tonic. En ce qui me concerne, il y a à faire. »
Marion Baeriswyl, danseuse et chorégraphe
La danseuse n’a pas échappé à l’annulation de ses pièces prévues au Théâtre du Galpon (Loin d’Olympe, de la cie de l’estuaire, chorégraphié par Nathalie Tachella et SISMES, un duo co-signé avec le musicien D.C.P ), son quotidien lui aussi a été bousculé. « La danse est une pratique qui nécessite de l’espace, du temps et de la collaboration. Même en travaillant sur un solo, nous ne sommes jamais seul.e.s. On a besoin d’échange et pour ma part la vidéo ne fonctionne pas, j’y perds le lien au corps. »
Ces moments de solitude forcée s’annonçaient complexes dans un premier temps, mais grâce à la mobilisation des associations culturelles, les compagnies peuvent bénéficier du chômage technique partiel et ainsi assurer les salaires prévus – procurant plus de sérénité dans un contexte incertain. « La création des pièces prévues s’est arrêtée net, on ne peut pas encore savoir quand ces projets se joueront…. Étant en contrat, je me dois d’être physiquement réactive, alors j’ai poussé les meubles. Mon temps se répartit aujourd’hui entre lectures, écriture de dossiers pour une prochaine pièce, et travail corporel, celui que je peux faire seule et dans un espace restreint (entraînements, répétitions de bouts de chorégraphie déjà écrite et recherche corporelle) – je dois avoir deux mètres carrés à ma disposition, ça en devient presque une contrainte de création. »
Dans ces temps complexes, les artistes inventent et se réapproprient leur quotidien confiné. Bien que les prochains mois restent incertains, empêchant beaucoup d’artistes de se projeter, la création se fait une place à la maison.